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jardins secrets

Pierre Sterckx

[janvier 2000]
Le champ de l’activité créatrice de Giraud-Moebius ne se limite pas à la bande dessinée. Les autoportraits, les carnets intimes, la peinture apparaissent dans son travail comme des plages de liberté.

portfolio RumbaLe champ de l’activité créatrice de Giraud-Moebius ne se limite pas à la bande dessinée. Sa graphomanie s’exprime aussi à travers des productions plus privées. Les autoportraits, les carnets intimes, la peinture apparaissent comme des dérivatifs, plages de liberté où le dessinateur s’affranchit de toutes les contraintes de la BD ; ce sont aussi des pratiques de laboratoire, qui autorisent toutes les explorations, y compris les sorties hors de la sphère du figuratif ; enfin, des enregistrements de toutes les oscillations d’énergie et d’humeur de l’artiste. Trois voies d’accès complémentaires à la face cachée du dessinateur de Blueberry.

couverture de 1988

La peinture

Comme tous les créateurs de bandes dessinées, Moebius nourrit vis-à-vis de la peinture un complexe d’infériorité. Il en souffrit pendant des années. Comme Hergé, il a tenté de devenir peintre et a dû reconnaître son échec. Mais aujourd’hui, il affiche en ce domaine une grande sérénité, ayant cessé d’opposer en lui l’art mineur (la bédé) et l’art majeur
pictural. Il conçoit la peinture non plus comme un enjeu prométhéen,
un défi douloureux, mais comme une pratique parmi d’autres, « L’art est plié sur soi. Son utilité n’est pas évidente car elle est projetée dans le mystère ». Et donc Moebius peint quand ça lui arrive, faisant des taches pareilles à des pierres semi-précieuses et les interrogeant comme « son vouloir inconscient », en toute modestie.
Lorsqu’on lui demande quels sont les peintres de la modernité, il cite sans hésiter Kandinsky et Dali, et il justifie cet écart pour le moins surprenant, « Chez Kandinsky, tout est vu avec le même amour, sa peinture occupe l’espace comme les astres dans les galaxies ». Et l’on retrouve sans peine en cette interprétation le Moebius cosmique, voyageant dans les poussières intersidérales. « Quant à Dali , j’aime surtout son côté lutin intempestif, sa façon d’avoir résisté aux abstraits. Et aussi son attitude exemplaire en matière d’extase de peindre et de
parler
 ». Dans ce cas, c’est le créateur de bandes dessinées qui reprend la parole, encourageant un art de théâtralité et de fiction. « Je suis une éponge, a coutume de dire Moebius, je prends tout ce qui arrive ».

autoportrait dans le miroir

les introspections

Les autoportraits de Moebius abondent dans toute son œuvre. On les retrouve dans des récits comme La Déviation ou Les Réparateurs, et au fil de ses carnets intimes. Mais ces introspections en miroir sont très différentes de ce que l’histoire de l’art ou la tradition de la bande dessinée nous avaient proposé en la matière. Ni plongée existentielle à la Rembrandt, ni citations primesautières à la façon de Jijé, ou Hergé, les
visages de Moebius par lui-même interrogent le créateur d’une manière tout à fait surprenante. Manifestement, dans chaque dessin, Moebius apparaît inquiet et torturé, parfois à la limite de la grimace. Dans l’entretien autobiographique dessiné paru dans les "Cahiers de la BD" en 1974, il se montre le visage atrocement écorché.

auto-interview (avec la complicité de Numa Sadoul)

Mais c’est du genre humain et de l’état du monde qu’il s’inquiète plus que de sa propre psychologie ou de l’éventuelle dégradation de son physique. Pour Moebius, s’interroger en le miroir, c’est déjà du collectif. Au-delà de toute crispation subjective, il y a l’altérité. « Je est un autre », ce mot de Rimbaud lui convient à merveille, lui qui est déjà « deux » par le couple épique et délirant de Gir et Moebius ... Mais il se garde bien de prendre trop au sérieux ce double psychologique, d’en faire cet autre où, selon Freud, il faut renaître par le biais de douloureuses anamnèses. « Est-ce que tu fréquentes la psychanalyse ? » demande, dans l’entretien précité, Numa Sadoul, l’intervieweur toujours hors-champ. « Pas depuis ma dernière évasion », répond Moebius. On n’en saura pas plus, car le visage de l’auteur du Major Fatal n’est hermétique qu’un bref moment. Pour le reste, c’est une planète, un devenir autre, une poussière du cosmos. Un faciès qui engage l’humanité.

les carnets

page du carnet : Folles perspectivesMoebius commença à noter de minuscules croquis en des carnets qu’il emportait en ses voyages aux USA, entre 1978-79.
Il y écrivait aussi de courts poèmes, et le but en était de ne
pas laisser se perdre des idées fulgurantes. On y trouve pêle-mêle
des segments de récits poursuivant des œuvres connues, comme le Garage Hermétique, des tableaux, des images partagées avec son fils Raphaël, des vues obscènes, des confessions, des autoportraits, de l’informel. .. Cela s’intitule "Carnets de bord" car il s’agit bien du journal d’un navigateur qui tente de cartographier ses dérives et explorations.
Miniaturiser, c’est toujours tenter de maîtriser des mondes imaginaires, d’en être le dieu, bénéfique ou cruel. « Ma myopie joue un rôle important dans ma passion du dessin lilliputien, dit Moebius. La focale précise est un choix de vision sans impact affectif, tandis que le flou du myope ouvre
à un réel cinématographique.
 » dessin à quatre mains par Jean et Raphaël Giraud Et il insiste sur le rôle thérapeutique de ses carnets,« leur rituel d’expression grâce auquel je puis scander le chaos sans intermédiaire culturel ». En effet, la vitesse de conception et de trait de ces microcosmes, leur côté "dessin téléphonique" les maintient au plus près d’une transe disciplinée, d’une énergie psychique à transmettre.
Parmi ces innombrables merveilles, une série est particulièrement
exemplaire. Elle traite du cube en un magnifique cours d’histoire de l’art à l’usage de ceux qui aiment les transversalités. Un cube, pour Moebius, c’est un principe académique, l’indication vectorielle des 3D. Mais très vite, le voilà percé de fenêtres, détenteur d’un secret, devenant machine, enclume, temple, tombeau, forteresse, sculpture, ruine, boîte noire et boîte blanche de notre cubisme minimaliste. Moebius, ou l’artiste
tous terrains, le moderne Protée digne des anciens.

Pierre Sterckx
Article paru dans Trait de génie Giraud Moebius, CNBDI, 2000.