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la galaxie moebius

Thierry Smolderen

[janvier 2000]
Dans les années 80, Moebius cherche à « nettoyer » son dessin de sa part de pulsion, de désir, d’inconscient pour en faire quelque chose de cristallin.

Sur l’étoile, une croisière Ciroën, 1973La parution en 1976 du livre d’entretiens de Numa Sadoul,
Mister Moebius et Docteur Gir, avait révélé au public l’esprit aventureux qui animait la démarche dédoublée du dessinateur. Moebius était une sorte de Mister Hyde, d’apprenti-sorcier, capable de tout remettre en question à chaque nouvelle expérience, se proposant d’improviser une carrière parallèle comme il improvisait chacune des histoires publiées sous son pseudonyme.

Mais cette démarche étonnante finit par trouver ses limites quand le projet d’adaptation de Dune au cinéma échoua suite au refus catégorique des studios. Alexandro Jodorowsky avait contacté Giraud pour les storyboards et les recherches de costumes, et ils avaient passé de longs mois à rêver d’un grand film de science-fiction mystique et picaresque. Pendant toute cette période, Giraud publiait les chapitres du Garage hermétique dans "Métal Hurlant" sans aucune contrainte commerciale, évidemment. Quand le film capota, il se trouva brusquement
ramené aux réalités économiques du métier de dessinateur.

Voir Naples, planche 3 (1987)

Les premiers épisodes des aventures de John Difool, scénarisés
par Jodorowsky et prépubliés dans "Métal Hurlant" en 1980,
répondirent à la question que se posaient ses lecteurs depuis
longtemps, Moebius accepterait-il de mettre au point un style
graphique stable et viable sur la longueur ? Avec L’incal noir,
Jodorowsky et lui retrouvaient le rythme d’une série au format
assez classique. Et comme il venait aussi de reprendre
Blueberry (publiant, après une longue éclipse, l’un de ses
meilleurs albums, Nez cassé), la voie semblait toute tracée :
doué d’une extraordinaire capacité de travail, le dessinateur
n’avait plus qu’à mener de front les deux séries et à toucher
les dividendes d’une carrière cent fois plus aventureuse que
celle de ses confrères. Sa place au panthéon de la bande dessinée
était réservée ; allait-on voir Moebius se caler sur des
rails, comme la plupart des dessinateurs de sa génération,
pour exploiter tranquillement son riche filon graphique ?

Hommage à Little Nemo de Winsor McCay

Mais la carrière de Gir/Moebius, sans qu’on s’en aperçoive
toujours en France, avait déjà pris une dimension internationale.
Sollicité de toute part pour des projets cinématographiques,
publicitaires et éditoriaux, il devait inventer un mode de fonctionnement totalement inédit pour un auteur de bande dessinée européen. Une première structure fut créée autour de son travail et de celui de quelques complices, les Éditions Aedena, qui publièrent ses premiers recueils d’illustrations, constituèrent une plate-forme pour la nouvelle mutation moebiusienne, peut-être la moins bien comprise de toutes, et
pourtant quasi-définitive, celle-ci.
portfolio Cristal saga_ Au tournant des années 80, Moebius avait beaucoup changé ; il se trouvait à présent à l’opposé de l’état d’esprit libertaire
et pulsionnel de l’époque du Bandard fou, lancé par
Jodorowsky sur la voie d’une remise en cause métaphysique et
spirituelle, il avait croisé le chemin d’une communauté new
age aux contours assez flous, mais indéniablement sectaire,
qui chercha très vite à l’engager dans une démarche artistique
beaucoup plus contrôlée (évidemment en phase avec l’idéologie défendue par le groupe).
Giraud s’était prêté au jeu avec délectation. Une fois encore,
il s’arrangeait pour marquer une rupture dans le cours attendu des choses. Cette fois, il inscrivait sa démarche artistique dans un plan beaucoup plus large (perçu comme cosmique !), et acceptait de remettre en cause toutes ses stratégies graphiques pour poursuivre une espèce d’absolu de pureté.
Une grande exposition à Venise en 1983 officialisa ce virage, dont Giraud lui-même disait à l’époque qu’il était un des plus difficiles de sa carrière. Il s’agissait rien moins que de « nettoyer » son dessin de sa part de pulsion, de désir, d’inconscient pour en faire quelque chose de cristallin. Le mot avait valeur de métaphore, mais aussi d’enjeu graphique, le cristal, avec ses formes géométriques épurées, son plan d’organisation pyramidal, devait prendre la succession du désordre
minéral brut, ce labyrinthe de lignes fracturées, tellement
caractéristique du style Giraud-Moebius.
La base idéologique pouvait sembler bien ténue pour révolutionner
un style aussi riche et engagé que celui-là, mais la nouvelle voie choisie avait d’autres avantages qu’il était sans doute seul à pressentir à l’époque. D’une part, cette ligne simplifiée et cristalline était beaucoup plus apte à être adaptée
au dessin animé ; d’autre part, elle ne devait plus rien à la
tradition de la bande dessinée francophone (Moebius se
voyait désormais comme un dessinateur de rang mondial).
Enfin, elle se prêtait à toutes sortes de transferts dans le
domaine du merchandising (création de logos, etc).
Quinze ans après, les contours de la galaxie Moebius sont
encore difficiles à définir. À travers une série d’albums - Sur
l’Étoile
, puis les épisodes du Monde d’Edena chez Casterman, le dessinateur a généré une véritable cosmogonie graphique
dont la figure centrale est le starwatcher, personnage
contemplatif qui communique un message simple et cristallin
d’harmonie avec l’univers. On le retrouvera sous forme
de logo, décliné de mille et une manières, et le site web consacré
à Moebius aux États-Unis montre à quel point l’aura du
dessinateur, là-bas, est solidaire de ce thème finalement
assez méconnu en France.

Starwatcher IV

Le même style cristallin, presque enfantin, se retrouve dans la
plupart des œuvres muettes ou quasi muettes (Tueur de
monde, La Planète Encore
...), et les travaux d’illustration
(L’Alchimiste). Par contre, la production de bande dessinées
scénarisées (La Folle du Sacré-Coeur, avec Jodorowsky, ou la
série Blueberry poursuivie par Giraud après la mort de
Charlier en 1989) continue de jouer sur les codes du réalisme
classique post-jijéen.

Mais il reste un domaine assez mystérieux qui recèle peut-être
le véritable secret de la galaxie Moebius, celui des petits carnets
de dessins dans lesquels il poursuit silencieusement sa quête des formes, cherchant à se surprendre lui-même, à détourner les accidents de la plume, à improviser. De cette source vive au cœur de la nébuleuse sont déjà sorties d’étranges constellations, parades surréalistes, formes abstraites, monstres d’une sublime étrangeté...
Quand on se penche sur ces carnets, on ne peut s’empêcher
de soupçonner Jean Giraud d’avoir entièrement fondé sa carrière
sur cette pratique ouverte et non-contrôlée, semblable à
un Yi-King graphique. Les pauvres historiographes que nous
sommes pouvons toujours chercher du sens à ses démarches,
autant essayer de traduire un message codé venu d’une autre
galaxie.

Thierry Smolderen
Article paru dans Trait de génie Giraud Moebius, CNBDI, 2000.