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le western selon gir

entretien avec Jean Giraud par Gilles Ciment

[janvier 2000]
Gilles Ciment interroge Gir sur ce qui l’a amené à réaliser une bande dessinée de western, sur son travail sur la série Blueberry et ses dérivés, ainsi que sur Jim Cutlass.

Colt, dessin pour un projet de série téléviséePourquoi un jeune dessinateur choisit-il le western pour faire ses premiers pas ?
Jeune homme, j’aimais avant tout le western, qui agissait sur moi de façon puissante et magique. Cette magie est celle de la conjonction d’une époque, d’un espace et d’une aventure humaine, qui relève du mythe : un peuple nouveau construisant son histoire. Cette époque correspond également à la lente mutation d’un artisanat en production de masse, donnant des objets d’une extraordinaire vitalité et d’une grande beauté, des lampes aux vêtements en passant par les armes, la sellerie ou les locomotives. Dessiner un chapeau, un étrier, un chariot conserve aujourd’hui encore beaucoup de fraîcheur et de sel… et de travail !
Lorsque j’ai commencé à dessiner Blueberry, mon désir était de restituer l’émotion qui m’étreignait devant les images des grands films de western, alors que ce que je voyais dessiné me paraissait faible. J’étais bien sûr marqué par l’arrivée de grands précurseurs comme Jijé (Jerry Spring) et Morris (Lucky Luke), qui sont les premiers dessinateurs européens à avoir fait l’effort de voyager aux États-Unis et au Mexique pour s’imprégner des paysages, objets et mentalités. Jijé a apporté un certain réalisme et ne s’est pas laissé entraîner à la production de masse, même s’il se plaçait dans l’héritage des séries B.
Débutant au début des années 60, je me référais pour ma part davantage au cinéma d’auteur et à l’évolution contemporaine du genre, qui accusait un certain pessimisme. J’ai progressivement intégré le choc provoqué par les films de Sam Peckimpah, puis ceux de Sergio Leone. Privé de la solidité académique et de la virtuosité graphique de Jijé (n’ayant pas bénéficié d’un apprentissage aussi poussé que le sien), je cherchais des solutions pour combler mes lacunes, en particulier en développant un système de références cinématographiques et documentaires.

La ressemblance initiale entre Blueberry et Jean-Paul Belmondo, alors symbole de la Nouvelle Vague, n’indiquait-elle pas que la série portait en germe de futures transgressions du genre ?
C’était en effet un manifeste un peu déguisé, une façon de me relier à la dimension tragique, révolutionnaire, transgressive que Belmondo endossait avec son physique, sa façon de jouer et ses choix de metteurs en scène. C’était aussi une façon de faire entrer la bande dessinée dans son époque, car elle était alors enfermée dans le ghetto culturel qu’était la littérature pour adolescents, où jamais n’intervient la réalité contemporaine. Le scénariste, Jean-Michel Charlier, y a été sensible, lui qui était l’auteur de Tanguy et Laverdure, série située dans l’armée française, ce qui était une vraie idée.

Alors que Mœbius se lance dans des séries différentes pour explorer des voies nouvelles et faire des expériences, tout le travail signé Jean Giraud est concentré dans une seule série : Blueberry. Pourtant, à l’intérieur de cette unique œuvre, on découvre des recherches assez variées.
Mais ce ne sont pas des expérimentations, c’est un parti pris systématique de faire pour le mieux : pour cela, l’artiste est obligé de ruser avec ses limites, tout en restant dans le cadre codé de la bande dessinée d’aventures pour adolescents - 46 pages sous couverture cartonnée…

Le spectre aux balles d’or

Cependant, dès que vous vous mêlez du scénario, cela donne Le Spectre aux balles d’or et La Mine de l’Allemand perdu, deux albums qui renouvellent le style de la série.
Jean-Michel menait huit ou neuf séries simultanément, et considérait comme bienvenu tout apport possible - un film, un fait divers, une conversation à la terrasse d’un café… Il est vrai que ma dette envers le « nouveau western » est particulièrement sensible dans ce double album.

Ensuite, lorsque vous vous emparez du scénario de Blueberry à la mort de Charlier, vous vous amusez à tordre le cou du genre : par exemple en clouant successivement votre héros pendant des albums entiers à une table de poker ou à un lit de convalescent.
J’ai simplement essayé de donner ma réponse à une énigme que m’a laissée Jean-Michel, avec un personnage vidé de sa substance, acculé dans une situation de non-productivité : il ne pouvait plus se permettre de continuer ses parties de cache-cache avec l’armée. Il fallait concrétiser cela par une situation. C’est la pente des structures jetées par Jean-Michel qui conduit le scénario à cet enfermement non seulement spatial, mais conceptuel : que faire de sa vie quand on est Blueberry, condamné à la marge ?

Ballade pour un cercueil

Un personnage vidé de sa substance qui vit tout de même trois séries en parallèle…
La Jeunesse de Blueberry a été initiée par Jean-Michel pour des raisons éditoriales. Quand je n’ai pas pu la continuer, elle a été reprise par Colin Wilson, puis par Michel Blanc-Dumont. Marshal Blueberry s’explique par la question posée par la mort de Jean-Michel, question que se sont posée Uderzo ou Morris à la mort de Goscinny : prend-on un scénariste, continue-t-on seul ? Après avoir pesté pendant des années, avec l’inconscience de la jeunesse, contre certains choix de Jean-Michel, c’était comme si celui-ci me disait « Maintenant vas-y, montre-nous ». Je ne voulais pas me déballonner, mais j’ai eu quelque appréhension, et c’est pour me tester moi-même que j’ai écrit Marshal Blueberry. Comme je n’avais pas le temps d’aller plus avant, on en a confié le dessin à William Vance, qui a livré un très beau premier album, « italianade » élégante, puis un deuxième. Le troisième est actuellement entre les mains de Michel Rouge, lui aussi orphelin de son scénariste (Greg) sur Comanche. J’ai également écrit un épisode intitulé Blueberry 1900, où notre héros vit son aventure comme un homme de 56 ans. Ça ressemble à certains moments de La Horde sauvage. J’y intègre aussi une dimension fantastique, avec du chamanisme indien et de la magie. Mais il y a beaucoup d’obstacles à la parution de cette histoire, qui aurait dû sortir pour l’an 2000.

Angel Face

Votre deuxième série western, Jim Cutlass, va déjà à la rencontre d’une autre magie, le Vaudou, et de certains thèmes chers à Mœbius…
Cette série a elle aussi été entamée avec Jean-Michel Charlier pour des raisons éditoriales. Le deuxième album a été dessiné avec succès par Christian Rossi, puis j’en ai repris le scénario, car j’avais le désir d’une série dérapant dans un fantastique politico-social. Après le cycle qui va se clore dans le prochain album nous travaillerons autrement, car je crois que Christian a très envie de prendre en charge son histoire, et il a les qualités pour cela.

Le western, au cinéma, a connu une évolution constante au cours du siècle, commençant en contemporain des faits, puis évoluant avec la modernisation de l’Ouest, revenant ensuite dans le passé à la recherche de son Histoire, se penchant de nouveau sur la fin de la conquête pour des histoires crépusculaires, reflétant constamment les bouleversements politiques et idéologiques de notre siècle… Étant prisonnier de votre série et de sa chronologie, vous n’avez pu faire de même. Est-ce pour pouvoir « revisiter » le genre que vous avez mis en chantier tous ces dérivés ?
Nous sommes en effet confrontés à un certain nombre de contraintes : le destin du personnage, en effet, mais aussi les règles de la bande dessinée d’aventure pratiquée en Europe, qu’il n’est pas toujours facile d’exposer à un certain nombre de paramètres (le contexte historique, politique, économique, la sexualité, la nourriture, le droit des personnages à être fatigués, injustes…) tout en conservant l’intérêt du lecteur. Le vieux briscard que je suis se rend compte que Blueberry, moderne il y a trente ans, est daté. Mais je sais que ce que je perds en étant un peu dépassé par rapport à la mode, je le gagne avec l’installation d’une espèce de classicisme.

La mine de l’Allemand perdu

Je n’ai pas vraiment besoin de « revisiter » Blueberry, car j’y suis chez moi. Ce que fait Ted Benoit avec Blake et Mortimer, je suis en position de le faire moi-même dans ma propre série, avec de grandes difficultés liées à l’entropie naturelle de toute personne qui doit utiliser son corps, car le dessin réclame une qualité physique considérable. Surtout ce genre de graphisme : il faut presque être un athlète pour dessiner Blueberry. En vieillissant, j’acquiers certains bons réflexes, je rectifie certains défauts, mais je perds en énergie musculaire et nerveuse. Ce déclin remonte au Spectre aux balles d’or, qui n’était pas un opus exceptionnel par hasard, mais parce qu’il a été réalisé à un âge où était possible la combinaison idéale entre la forme physique, le désir de réaliser, la capacité de l’intellect à inventer des formes. D’autre part Mœbius n’avait pas encore émergé : je consacrais donc alors 100% de mon énergie à Blueberry. J’enchaînais les albums, mettant aussitôt en pratique les leçons acquises dans la réalisation du précédent. Alors qu’après la parution de Geronimo l’Apache, je vais peut-être attendre encore un an ou un an et demi et repartir de zéro.

Le spectre aux balles d’or

Votre regard sur Blueberry et sur le western évolue-t-il avec ce qui vous entoure ?
Pas autant que je le voudrais. On ne peut pas décider de façon délibérée et consciente de son regard. Le « regard », c’est le résultat d’états plus ou moins conscients de soi-même. On en est le bénéficiaire ou la victime. On ne peut pas décider de faire du dessin moderne, de gauche, de droite, heureux… C’est une graphologie qui nous chevauche, c’est un symptôme autant qu’une création. Or on ne contrôle pas ses symptômes, à moins de travailler très en amont sur soi - ce qui n’est pas toujours possible dans un art commercial réclamant de la productivité, donc un certain manque de recul.

Propos recueillis par Gilles Ciment
Entretien paru dans Trait de génie : Giraud Moebius, CNBDI, 2000.