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l’éternel retour du major grubert

Thierry Groensteen

[janvier 2000]
En 1976, Moebius dessine deux pages « comme ça », « sans queue ni tête », pour se divertir, et qu’il intitule Le Garage hermétique de Jerry Cornelius.

Le garage hermétique de Jerry CorneliusEn 1976, Moebius dessine deux pages « comme ça », « sans queue ni tête », pour se divertir, sans intention ni de les publier ni de leur donner une suite. Les codes de la bande dessinée sont si profondément ancrés en lui que le dessinateur de La Déviation ne peut s’empêcher de doter ces feuillets d’un titre, Le Garage hermétique de Jerry Cornelius. (« Un titre tellement aberrant qu’une suite semblait impossible », dira-t-il plus tard.) Et même d’ajouter, en guise de sous-titre, la mention : « 1er épisode : dangereuse révision ».
Rédacteur en chef de Métal Hurlant, la revue qui accueille alors toute la production moebiusienne, Jean-Pierre Dionnet prend l’initiative de publier ces deux planches dans le No.6. Dès lors, la blague se transforme en piège. Contraint d’inventer une suite, Moebius improvise, et fait intervenir dès le troisième épisode un personnage qu’il a déjà baladé plus d’une fois dans de courtes pochades, coiffé tantôt d’un casque à pointe, tantôt d’un chapeau de brousse, le « Major Grubert ». (Par une curieuse coïncidence, Grubert apparaît d’ailleurs dans un récit complet, sans rapport avec le Garage, dans le même No.6 de Métal Hurlant.)
le Major et sa fameuse mallette_ De fil en aiguille, l’histoire se complexifie, fait intervenir toujours plus de personnages, et surtout se prolonge très au-delà des limites habituellement imparties aux récits de BD : le point final n’interviendra qu’en 1979, à la quatre-vingt-dix-huitième page. L’auteur s’est imposé de donner au moins deux pages de cette improbable saga dans chaque numéro de Métal : et de ne pas verrouiller son scénario, mais au contraire de rester fidèle jusqu’au bout au régime de l’improvisation. « Le Garage est donc l’exemple type d’une bande dessinée sans scénario préétabli... Chaque fois que la tentation me prenait de durcir la ligne de l’histoire et qu’un but se profilait, je cassais tout et je repartais à l’aventure ». En juin 1979 paraît l’album, qui réunit toutes les aventures de Grubert sous le titre Major fatal.

Les admirateurs de Moebius sont nombreux à considérer cette œuvre atypique et déconcertante comme la quintessence même de son art. Avec Arzach, qui lui est contemporain, le Garage hermétique ouvrit en tout cas à la narration graphique des perspectives insoupçonnées, impressionnant terriblement les dessinateurs plus jeunes, qui dès lors perçurent Moebius comme le porte-étendard d’une « nouvelle bande dessinée ».
L’auteur lui-même est resté habité par l’univers déployé dans cette petite centaine de planches, puisqu’il y est revenu plus de dix ans après. Tout d’abord en se laissant compromettre, sur une idée d’éditeur (c’est-à-dire de marketing), dans un déplorable cycle en 5 volumes, Le Monde du Garage hermétique (1990-92), scénarisé par Jean-Marc Lofficier et médiocrement mis en images par les dessinateurs américains Shanower et Bingham ; puis, plus sérieusement, en dessinant lui-même, entre 1991 et 1994, un album intitulé L’ Homme du Ciguri, annoncé comme le « volume 2 » de Major fatal  [1]. Et l’on pouvait récemment admirer, à la Fondation Cartier, les premières pages d’un nouvel épisode à paraître, Le Chasseur déprime, ébauché en 1998.

Mais revenons à l’œuvre inaugurale. Lire le Garage hermétique aujourd’hui, comme un texte clos, est une expérience forcément différente de sa découverte, mois après mois, fragment par fragment, dans les pages d’un périodique. Ce recul permet aussi de mesurer que vingt ans de créations et d’expérimentations en bandes dessinées n’ont pas entamé la radicalité d’un récit qui reste, aujourd’hui comme hier, stupéfiant de liberté, d’invention et d’impertinence, mais aussi de richesse et, sans doute, de secrète cohérence.
Faut-il redouter une œuvre hermétique, propre à perdre le lecteur sur
des voies de garage ? Plutôt que de prendre au pied de la lettre le titre général, je m’attacherais plutôt à décrypter celui du premier épisode. Dans cette « dangereuse révision », chacun peut lire en effet, sous une
forme contractée, les mots rêve et vision, qui résument assez bien ce dont il va être question.
mise en abyme du Garage dans L’homme du Ciguri_ Résumons, donc. D’apparence humaine mais doué d’immortalité, Grubert a créé un monde par la seule puissance de ses rêves. Il s’agit d’un univers sphérique (dit « Le Garage »), affectant la forme d’un astéroïde, dont l’intérieur est un microcosme habité et structuré en trois niveaux. Grubert lui-même gravite autour de cette projection de son imaginaire à bord d’un astronef, le Ciguri, en compagnie de sa fiancée Malvina et d’un nombreux équipage. Mais un intrus répondant au nom de Jerry Cornelius s’est introduit dans l’astéroïde et menace d’en prendre possession au nom du Nagual, un être omnipotent dont Grubert avait jadis dérobé certaines parcelles de pouvoir.
Après avoir d’abord dépêché un agent, le Major descend sur l’astéroïde affronter lui-même Cornelius. À peine mis en présence, tous deux doivent pourtant pactiser pour affronter des adversaires communs, soit successivement le « Président » de la ville d’Armjourth (capitale de l’astéroïde), le « maître bakalite de la zone intermédiaire » et enfin le dénommé Sper Gossi, nouveau « maître du premier niveau ». Cornelius y trouve la mort et Grubert ne doit son salut qu’à la fuite. Franchissant une porte, il quitte le désordre des rêves pour l’ordre de la réalité, et se retrouve sur un quai du métro parisien, à la station Opéra.
Réduire le Garage hermétique à son intrigue n’a certes pas grand sens - sinon d’attester son intelligibilité - car le sens est naturellement à chercher au-delà de la trame narrative, qui n’est ici qu’un prétexte, de surcroît non prémédité. On voit bien, en tout cas, pourquoi l’activité de rêve-vision est qualifiée de dangereuse. Moebius ne nous parle finalement de rien d’autre que de luttes pour le pouvoir, le récit se nourrissant des victoires ou défaites successives des différentes forces en présence, de leurs alliances provisoires et de leurs manipulations occultes.
Derrière les protagonistes se cachent en effet des « entités » plus puissantes, au statut mal défini (Nagual, magicien Tar’Hai, forces bakalites ...), qui, si elles n’accèdent que rarement à la représentation, s’affrontent par champions interposés. Peut-on apparenter ces entités à des sortes de divinités, les unes positives, les autres maléfiques ? Une déclaration de l’auteur pourrait y inviter : « Les religions sont des systèmes qui sont bâtis sur des visions. Ce sont des révélations qui sont venues. Comment ? Par le rêve, surtout le rêve dirigé et le rêve
conscient, le rêve disons « professionnel » [2]. »)
Rêveur professionnel par excellence - revendiquant tout à la fois la création graphique comme un état de transe, le recours à « l’herbe » et l’exercice occasionnel du dessin automatique (au sens de l’écriture automatique des surréalistes) -, Moebius s’est évidemment projeté dans le personnage de Grubert, qui n’est autre que l’incarnation diégétique de son propre pouvoir créateur, son double fictionnel. Il confirme lui-même cette interprétation dans la préface à l’édition de 1988, qui se termine par cette phrase : « Les univers en expansion permettent de tout imaginer, par exemple que toutes les histoires que j’ai dessinées appartiennent au monde de Grubert, ou à un monde régi par les mêmes règles, l’univers Moebius ».

scène de matricide dans L’homme du Ciguri

Démiurge en orbite, le Major occupe, depuis le Ciguri, l’emplacement symbolique de l’auteur qui surplombe et contrôle son œuvre. Le Garage pourrait dès lors se lire comme une variation sur le thème, fréquent dans la littérature fantastique, des personnages qui se rebellent contre leur créateur et cherchent à s’en émanciper. Mais le monde créé par l’activité onirique du Major est structuré en trois niveaux, et cette particularité invite plutôt à une interprétation de type psychanalytique, la structure ternaire caractérisant, comme l’on sait, la première topique freudienne (qui distingue l’inconscient, le préconscient et le conscient) aussi bien que la seconde (le ça, le moi et le surmoi), et encore la triade lacanienne du réel, du symbolique et de l’imaginaire, les « niveaux du Garage vaudraient alors comme représentations de lieux psychiques, et le Major n’aurait d’autre adversaire que ses propres tendances délirantes, résultant du conflit entre ses rêves et les mécanismes de censure auxquels se heurte leur expression, (Les connotations freudiennes se feront d’ailleurs plus explicites dans L’ Homme du Ciguri, qui convoque la notion de traumatisme subi dans l’enfance, met en scène un double parricide, et fait grande consommation de distorsions orthographiques pouvant s’apparenter à des lapsus.)
Le garage hermétique de Jerry CorneliusCes différentes clés pour déchiffrer l’énigme du Garage hermétique ne sont pas nécessairement exclusives l’une de l’autre. Improvisé sur une période de trois ans, ce récit labyrinthique, dont l’auteur parlera a posteriori comme d’un « journal intime codé », a, d’évidence, absorbé suffisamment d’influences extérieures, de matériaux intimes, de pulsions contradictoires pour que son contenu manifeste soit saturé d’indices, et son éventuelle signification surdéterminée.
Prenons Jerry Cornelius, ce personnage aux initiales christiques, que Moebius - après divers auteurs de la new wave anglaise - a emprunté à l’écrivain de science-fiction Michael Moorcock. De la tétralogie romanesque dont il fut le héros, Moebius n’a pas conservé que le nom du protagoniste. Son ton, qui est celui d’une comédie, imprègne l’atmosphère du Garage. Dès la quatrième ligne du premier roman de la saga, intitulé Le Programme final [3] il est question - la coïncidence est troublante - d’un « explorateur français ». Quant à Jerry Cornelius, il ne lit « pas grand-chose à part les bandes dessinées » et se plaît à prononcer des phrases typiquement moebiusiennes, comme : « Les interprétations de l’univers se confondent et s’absorbent l’une l’autre ». Mais la principale similitude entre les deux œuvres tient dans une même conception de l’espace. Explorant le « château pseudo-Le Corbusier » de son père, dont l’intérieur est « un labyrinthe extrêmement compliqué », Cornelius franchit sans cesse de nouvelles portes. La première lui permet de pénétrer dans une falaise en plastique ; une autre le fait passer à travers une bibliothèque ; une troisième est dissimulée dans une peinture de Picasso [4] ! De la même manière, portes, seuils et ouvertures diverses sont innombrables dans le Garage, rythmé par une succession de franchissements, de passages.
Cette structure narrative est peut-être ce qui explique et justifie la « profession » prêtée au héros, et son accoutrement. Grubert est un explorateur, l’héritier de ces personnages de la littérature populaire qui fascinaient Moebius adolescent. À cette différence près que le territoire qu’il lui est donné d’explorer n’est pas une jungle hostile ou une forêt impénétrable, mais, tout à la fois, l’espace de ses rêves, l’étendue de ses pouvoirs, les virtualités du dessin et l’inconscient de Moebius. Peut-être aussi la carte de ses désirs érotiques puisque, comme l’on sait [5], l’exploration est, en soi, une métaphore de l’acte sexuel. Le voyageur est un voleur, un violeur et un voyeur dans l’âme. Le Garage est truffé d’allusions coquines (telle cette « durite du va-etvient » sabotée dès la page 4, dont l’auteur nous avertit qu’ils s’agit d’une « pièce essentielle ») ; la fiancée du Major est une nymphomane, une « grande prêtresse sexuelle de luxe » ; et l’une des images les plus troublantes de l’œuvre - véritable épiphanie visuelle - est celle où l’ingénieur Barnier, suspendu au bras puissant de l’archer, perd son casque et révèle une chevelure de femme. Les deux personnages enlacés quittent d’ailleurs le récit sur l’image de cette étreinte, pour n’y plus réapparaître, comme si Moebius était demeuré interdit devant « le petit manipulateur d’électrons transformé en Ondine », selon une jolie formule de Thierry Smolderen [6].

épiphanie sexuelle : la chevelure de l’ingénieur Barnier

Si l’on en croit Roger Caillois [7], le fantastique propre à la science-fiction repose pour une large part « sur la cœxistence d’espaces enchevêtrés et distincts et sur la chance improbable de passer de l’un à l’autre ». Sur l’illustration de couverture de Major fatal comme sur celle, analogue, de L’Homme du Ciguri, Grubert-l’explorateur effectue l’un de ces passages. La reprise de cette image en fait un emblème, comme l’est aussi la mallette qu’il emporte avec lui et qui semble constituer son bien le plus précieux. Cette mallette apparaît pour la première fois à la vingt-et-unième planche du Garage, soit au moment précis où Grubert est « prêt à passer le 2e niveau ». Elle ne le quittera plus jusqu’à la planche 87, où il la confiera à Graad, le passeur du 1er niveau (qui en sortira un petit « cristal aux quatorze faces »). Ainsi, l’énigmatique mallette apparaît et disparaît au gré des passages, elle est - ou contient - l’instrument même du passage, la « clé » qui ouvre toutes les portes. Toutefois, disproportionnée par rapport au précieux petit morceau de quartz qu’elle enferme, elle est aussi un accessoire graphique, qui parfait la silhouette de notre héros et renforce sa singularité, à mi chemin de l’aventurier et du médecin de campagne.
À cette traversée des espaces effectuée par le personnage correspond la traversée de tous les styles moebiusiens par le lecteur. « Il n’y a pas un Moebius mais des Moebius, chaque fois différents. Ils ont l’infinie variété d’émotions et de sensations de la vie », dira le maître dans Histoire de mon double. En effet, le Moebius d’Arzach n’est pas celui de l’lncal, qui n’est pas celui du Monde d’ Edena ni celui du Silver Surfer ... Mais le Garage hermétique les contenait déjà tous, et même, le temps d’une brève séquence western anachronique, un Giraud « moebiusé ».

Arzach, planche 2 du 3e chapitre

La mise en page est tantôt excessivement dense, tantôt des plus aérées ; le recours aux trames mécaniques est intermittent ; l’image est tour à tour épurée ou, au contraire, minutieusement descriptive. Ce vagabondage graphique, ou même ce batifolage, selon les termes de l’auteur, bat en brèche l’un des principaux dogmes de la bande dessinée classique, qui est la conservation, tout au long du récit, d’un style homogène. Il contrevient même à la règle suprême, laquelle exige au moins que les personnages demeurent à eux-mêmes ressemblants (le temps d’une scène apparaît un Grubert de cartoon, qui est sa propre caricature). Les modulations du trait ne s’apparentent pas, chez Moebius, à des exercices de style ; elles procèdent d’une conception à la fois ludique et musicale de la création. L’étalement de l’œuvre dans la durée permet à chaque séquence d’adopter un rythme, une couleur, une orchestration qui lui sont propres.
Loin de chercher à dissimuler que sa conception s’est étalée sur une longue période, le Garage hermétique porte témoignage de cette genèse. L’album ne cesse de nous rappeler les conditions de son élaboration par épisodes, dans la presse. Cette nature feuilletonesque est accusée par la fréquence des titres, des résumés et des signatures, même si les codes du feuilleton sont à l’occasion tournés en dérision, comme dans cette planche où l’obligatoire « résumé des précédents chapitres » se double d’un anticipatif « résumé des futurs chapitres » !
Le Garage semble se terminer de façon abrupte, le héros s’échappant par la petite porte. Cette conclusion est pourtant, à plus d’un égard, signifiante. Grubert troquant son casque à pointe pour un feutre ordinaire, est rendu à son anonymat. Il paraît intégrer notre réalité, à l’instant précis où le lecteur est lui-même invité à s’abstraire de l’univers fictionnel dans lequel il s’était projeté. Le métro, sur le quai duquel se retrouve le Major, est une parfaite métaphore du réseau, de
l’entrecroisement des lignes narratives, un décor choisi comme pour inviter le lecteur à (re-)parcourir l’album dans tous les sens, à l’affût des moindres correspondances. Enfin, la clôture de l’œuvre est assurée, et revendiquée, par le nom de la station, Opera, c’est-à-dire œuvre, précisément, en latin.

Bien que signé « Gir », La Déviation, court récit de 7 planches paru dans Pilote en janvier 1973, inaugurait -et de quelle magistrale façon !- l’œuvre de Moebius. Son titre même était programmatique, annonçant tous les récits à venir, décalés, bifurquants, faits de dérapages plus ou moins contrôlés. Trois ans plus tard, le Major Grubert s’imposait, avec le Garage, comme la figure centrale de ce nouvel imaginaire dont Moebius entreprenait d’explorer les méandres et les confins. Cet imaginaire, c’est au fond celui d’une science-fiction qui n’a pas renié le Merveilleux des contes ancestraux, qui ne l’a pas supplanté, mais qui s’appuie sur les forces de l’inconscient et sur la dynamique intrinsèque des images pour faire encore une place aux prodiges, aux métamorphoses, à la naïveté de la féerie.

Thierry Groensteen
Article paru dans Trait de génie Giraud Moebius, CNBDI, 2000.

[1L’Homme du Ciguri devait lui aussi comporter une centaine de pages. L’album publié aux Humanoïdes Associés en 1995 n’en contient que la première partie (mise en couleurs à la demande de l’éditeur). La suite, toujours inédite en France, a été publiée aux États-Unis en noir et blanc, dans la série Moebius Comics

[2] interview dans Tao No.4, Caen, janvier 1998, p.10

[3] édition française chez L’Atalante, Nantes, 1991

[4] Dans L’homme du Ciguri, Grubert s’introduit dans la chambre où repose son double en faisant glisser une peinture qui représente "L’âme et son dieu".

[5] cf. Jean-Didier Urbain, Secrets de voyage, Payot et Rivages, Paris, 1998, p.75

[6] Thierry Smolderen, Les carnets volés du major, Schlirf-Book, Bruxelles, 1983, p.25

[7] Roger Caillois, Obliques, précédé de Images, images, Gallimard, 1987, p.42