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les années métal hurlant

Thierry Smolderen

[janvier 2000]
Après Mai-68, Giraud avait probablement senti le besoin de « donner corps » à Moebius. En 1973, Giraud répond à cet appel avec La Déviation. Et c’est dans les pages de Métal Hurlant, dont il est le co-fondateur, que Moebius poursuit son avancée graphique.

1974 et 1975 vont marquer un tournant pour Jean Giraud. Depuis le début des années 60, il avait publié de courtes histoires insolites, à la limite de la S-F et du fantastique, sous le pseudonyme de Moebius. Ces
contributions assez épisodiques lui permettaient de sortir du style « Gir » pour tester d’autres approches graphiques, mais aussi de s’inscrire au sein d’une bande de provocateurs gauchistes, amateurs de free jazz et pionniers de l’écologisme (l’équipe d’"Harakiri : journal « bête et méchant »).
Après Mai 68, Giraud avait probablement senti le besoin de « donner corps » à Moebius, son pseudonyme marqué du côté de la rébellion, et dont la notoriété était encore bien mince par rapport à celle de Gir ; en même temps, certains de ses copains dessinateurs le sommaient amicalement de « faire son truc », de sortir du « système Bluebeny ».

La déviation, planche 2

En 1973, Giraud répond à cet appel avec La Déviation, un récit de voyage délirant, où les lecteurs découvrent, à travers quelques pages flamboyantes, l’autre style de Jean Giraud, chargé de pointillés et de
hachures et baignant dans un clair-obscur fantasmagorique.
L’ombre de Gustave Doré n’avait jamais plané aussi près d’une page de bande dessinée. En phase avec des dessinateurs américains comme Robert Crumb et Richard Corben, Giraud voyait brusquement le moyen de renouveler en profondeur le langage de la bande dessinée, en ressuscitant des techniques et des influences graphiques parfois très anciennes.
La bandard fou_ Publié l’année suivante aux jeunes Éditions du Fromage sous le nom de Moebius, un album grand format (Le Bandard fou, 1974) vint définir une fois pour toutes son nouveau style graphique, à la fois souple et maniaque, cartoonesque et majestueux, moderne et archaïque. Avec une lumière qui n’appartenait qu’à lui, il sculptait au trait, dans le blanc du papier, des formes monstrueuses et sublimes qui donnaient pour
la première fois à la bande dessinée française une longueur d’avance sur le reste du monde.

L’Incal lumière, planche 11

L’année suivante, dans les premiers numéros du magazine "Métal Hurlant" dont il est le co-fondateur, Moebius poursuit son avancée graphique. La science-fiction lui fournit un cadre pour toutes les expérimentations possibles et imaginables. L’extraordinaire Arzach, en couleurs directes, ouvre le bal dès le premier numéro du magazine : errance dans un monde pulsionnel et gothique, en forme de quête muette, ou phase de sommeil paradoxale interrompue en laboratoire ? Gags ou énigmes métaphysiques ? Moebius laisse le lecteur se débrouiller avec ces questions, il passe déjà au grand chantier suivant, qui sera un carnet de bord codé de ses lectures et initiations de l’époque, sous forme d’un feuilleton improvisé. Le Garage hermétique est une composition instantanée, un solo de bande dessinée, sur une grille thématique empruntée à la SF. Dans cette œuvre étrangement rigoureuse et achevée, Giraud mélange des styles narratifs et graphiques contradictoires, multiplie les mises en abîmes et les citations, se laisse guider par son goût de la provocation, de la surprise, de la volteface.

dernière planche d’Arzach

Entre 1975 et 1980, la revue "Métal Hurlant", traduite aux USA, va faire connaître la nouvelle bande dessinée française au reste du monde. Le nom de Moebius devient familier dans les studios japonais, américains
et anglais. Hollywood s’intéresse rapidement à lui. On dit que George Lucas a vu quelques-uns de ses dessins pour le projet du film Dune avec Alexandro Jodorowsky, et que La Guerre des étoiles en a profité
(les planches du storyboard et les recherches de costumes présentés dans l’exposition tendent à accréditer cette hypothèse). Dans les deux décennies qui viennent, en tout cas, presque tous les films de SF importants feront appel à la « Moebius’ touch » : Tron, Alien, etc., jusqu’au Cinquième élément.

recherches de personnages pour le projet de film Dune

Mais cette ouverture vers le cinéma, et les univers de la SF ne doit pas faire oublier que Moebius est avant tout un dessinateur qui a conquis ce territoire de haute lutte, avec les instruments traditionnels que lui
avait légués Jijé. Dans La Déviation il avait montré un géant nu modelés au trait, façon gravure à l’ancienne, qu’il avait appelé un « Grand de Surface ». Lui-même n’était-il pas devenu un « Grand de Surface » ? Un magicien du trait, envoûté par sa propre virtuosité ...

illustration pour les éditions Opta, 1970

« Le dessin est un champ de bataille, très chargé en évènements, en passion, en émotions. Ce sont toujours des choses que je ressens quand je dessine. Des fois, d’un seul coup, je m’arrête parce que c’est trop, il se passe trop de choses, je suis au spectacle, ou au théâtre, et c’est le papier qui est la scène. Et brusquement ça devient impossible, c’est trop d’échec, ou lors trop de découvertes, de jouissances, ou de désir. Il y a une histoire incroyable, une histoire parallèle, non écrite, à peine perçue, qui est celle du trait ; l’histoire de la représentation par rapport à la mémoire visuelle et aux capacités qu’on a de retranscrire cette mémoire dans un champ à deux dimensions. » (Interview avec P. Sterckx et T. Smolderen, circa 1980.)

Thierry Smolderen
Article paru dans Trait de génie Giraud Moebius, CNBDI, 2000.