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les années blueberry

Thierry Smolderen

[janvier 2000]
Thierry Smolderen revient sur le parcours de Jean Giraud, son enfance et son adolescence, sa rencontre avec Jijé, ses premières publications dans Pilote, jusqu’à l’épanouissement de son style.

Comment devient-on un dessinateur d’exception, mondialement connu, convoité à Hollywood, admiré à Tokyo, célébré par une grande exposition au Centre national de la bande dessinée et de l’image, au tournant du troisième millénaire ?
Rien dans les débuts de Jean Giraud ne laissait présager une telle carrière. Quand il publie ses premiers dessins, à dix-huit ans, dans des illustrés sans grand prestige comme Far West et Ames Vaillantes (1956 et 1957), l’ambition limitée et le style assez malhabile dont il fait preuve n’annoncent pas une carrière exceptionnelle. Mais peut-être est-ce dans son enfance marginalisée, voyageuse, marquée par une vraie passion pour le dessin, qu’il faut chercher les sources d’une mobilité intellectuelle rare et d’un tempérament d’artiste qui n’émergera qu’après une longue période d’incubation, au début des années 70.
L’enfance et l’adolescence sont marquées par des ruptures familiales. Une certaine marginalisation scolaire débouche sur l’inscription dans une école de dessin par correspondance (école ABC), à l’âge de 16 ans, puis sur un examen d’entrée réussi à l’école des Arts Appliqués ; ensuite viennent les premières publications dans des illustrés et un premier voyage au Mexique. Mais durant cette période qui précéda la création du personnage de Blueberry, il faut aussi compter avec une rencontre essentielle celle de Joseph Gillain, dit Jijé, un dessinateur belge connu pour son talent, sa générosité et sa probité. Dans l’art du dessin, la quête silencieuse de la ligne juste, du trait vivant et du geste authentique et spontané tient lieu d’éthique, et même de mode de vie. Giraud ne pouvait mieux tomber que sur le créateur de Jerry Spring, en cette fin d’apprentissage. Il a vingt ans, et vient de terminer 27 mois de service militaire. C’est un grand maître qui lui propose de partager sa table de travail, d’encrer ses pages, et d’apprendre.

Nez cassé

Lorsqu’il se met à publier Blueberry dans Pilote en 1963 avec un grand professionnel du scénario (Jean-Michel Charlier), Giraud semble avoir adopté tous les codes et les maniérismes de son maître, mais plus qu’un style, Jijé a légué à Giraud une « foi » profonde dans la capacité du dessin à réserver une infinité de surprises et de promesses.
Dès ce moment, même si ce secret est encore bien caché, Giraud commence à voir la bande dessinée en artiste. Parmi les grandes questions qu’il soulève en dessinant la saga de Blueberry, quatre sont essentielles : la question du corps, celle de l’espace, le rapport à la photographie et le rapport au cinéma
Chihuahua Pearl_ La problématique du corps en mouvement, de sa projection dans l’aire du dessin, est fondamentale pour la bande dessinée qui, depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, se vit comme une sorte de prolongement naturel du jeu d’enfant. Dans les premiers albums de Blueberry, Gir « fantasme » des scènes d’action auxquelles il imprime un style propre qu’on pourrait qualifier de tournoyant : les chutes, les virevoltes, les plongeons sont typiquement giratoires, comme si les personnages cherchaient à engendrer une troisième dimension autour d’eux, à sortir de la page.
Après un second voyage au Mexique et aux États-Unis, en 1965, Giraud se met à dessiner des paysages de plus en plus riches et enveloppants.
Au lieu de simplifier l’espace comme on le fait traditionnellement
en bande dessinée, pour laisser place aux figures d’avant-plan, le dessinateur s’égare dans ses propres décors : chaque trait de pinceau devient une histoire microscopique - celle d’un caillou, d’un personnage secondaire, d’un sentier qui se perd à l’horizon.

Blueberry, McClure et Red Neck

En même temps, Giraud perfectionne une technique qui, peu à peu, l’éloigne du style de Jijé : l’utilisation systématique du document photographique. Il ne s’agit pas ici de calquer la photo, mais d’en extraire de la réalité sub-perçue : formes, courbes, effets de lumière inédits, expressions, attitudes, etc. La photographie permet au dessinateur de coucher l’univers sur une table à deux dimensions, et de s’en approprier tous les recoins connus. Enfin, en ce siècle où des créateurs comme John Ford, John Huston et d’autres peignent avec la lumière sur d’immenses écrans de cinéma, un vrai dessinateur ne pouvait que relever le défi de l’image cinématographique. Du cinéma, qui le passionne, il tirera un sens très particulier de l’espace, une façon de creuser le blanc du papier et de tourner autour de ses sujets. Il saura mettre ce talent à profit pour générer des images qui, à leur tour, laisseront pantois les réalisateurs de cinéma à travers le monde.

Géronimo l’apache

Dix ans d’évolution constante seront nécessaires à Giraud pour atteindre le degré de virtuosité qui lui permettra d’échapper à la sphère stylistique jijéenne. Dix ans qui correspondent aussi aux années folles du journal "Pilote", creuset effervescent de la bande dessinée adulte en France. Dix ans, enfin, pendant lesquels les lecteurs de Blueberry verront le héros de Charlier et Giraud s’enfoncer de plus en plus dans la marginalité, jusqu’à devenir bagnard (Le Hors-la-Loi, 1973).
Au début de cette année 1973, Giraud publie dans "Pilote" une étrange histoire mi-fantastique, mi-autobiographique, La Déviation, qui est effectivement une déviation par rapport aux normes et à la voie tracée, et qui va donner le ton de la décennie suivante.

Thierry Smolderen
Texte paru dans Trait de génie : Giraud Mœbius, CNBDI, 2000.