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l’étoile double

Thierry Groensteen

[janvier 2000]
Giraud/Mœbius est deux auteurs partageant un même corps, un même cerveau, une même main...

portfolio RumbaAvant d’être un auteur de bande dessinée, Mœbius est un fou de dessin.
Avant d’être un dessinateur de science-fiction, Mœbius est un
explorateur inlassable de tous les niveaux de réalité, physique,
graphique et fantasmatique, et des différents états de perception.
Avant d’être Mœbius, il était Jean Giraud, l’illustrateur époustouflant
des aventures du lieutenant Blueberry, western incomparable créé en 1963 et auquel il se consacre toujours.
Cas unique dans l’histoire de la bande dessinée, Giraud/Mœbius
est deux auteurs partageant un même corps, un même cerveau, une même main. L’artiste semble puiser son énergie créatrice dans cette oscillation incessante entre deux univers graphiques, deux traditions, deux régions de l’imaginaire. « Janus de la bande dessinée », comme le proclamait un article dans Le Monde, il a tout naturellement donné
pour titre à son autobiographie, publiée au début de l’année
1999, Histoire de mon double.
L’histoire de la bande dessinée est faite de filiations plus ou moins avouées. Élève du dessinateur belge Joseph Gillain, dit Jijé, dont le très beau western Jerry Spring avait ouvert la voie à Blueberry, Giraud, à mesure que son trait gagnait en sûreté, en puissance et en souplesse, dépassa ce mimétisme initial pour complexifier peu à peu ses images, saturant chaque vignette de détails, jusqu’à déboucher sur une sorte d’ultraréalisme baroque. L’acharnement avec lequel son pinceau semblait vouloir animer chaque pierre, chaque poutre, chaque objet, devait trouver son terrain d’élection dans la représentation de la face humaine.
Wally, dans Le spectre aux balles d’orOn n’avait jamais vu auparavant, dans les petites vignettes de BD à la superficie chichement mesurée, de trognes pareillement sculptées, ravinées, hirsutes ; on ne s’était jamais approché aussi près des rides, des cils, des gerçures. Tout à coup, les personnages de papier acquéraient un supplément d’épaisseur et de vérité, qui les rendait aussi présents que n’importe quelle star de l’écran. Ce style devait faire école dans la BD d’aventures francobelge, influençant tour à tour, parmi bien d’autres, Hermann, Alexis, Rouge, Rossi, Swolfs et même, dernier venu, un jeune auteur de western qui ne craint pas de signer. .. Girod.

À l’opposé des coups de pinceau charnels de Giraud, mais sans rien perdre en acuité, les « ratures musicales » de Moebius (l’expression est de Pierre Sterckx) cultivent l’élégance, au risque de tomber quelquefois dans la joliesse. Quand Giraud signe un feuilleton en prose, Moebius délivre des poèmes graphiques, allant parfois (comme dans Arzach, La Planète Encore ou 40 days dans le désert B) jusqu’à supprimertout recours au langage verbal pour mieux laisser parler les images.

La Planète Encore, pl. 8

Moebius n’a pas renié l’esthétique de la saturation chère à son double. Pour être inspiré, son trait de plume n’en est pas moins précis, et il ne lui déplaît pas de s’attarder aux détails de tel paysage rocailleux ou de telle foule cosmopolite, comme si une précision quasi documentaire pouvait seule accréditer des images oniriques ou fantastiques. Enki Bilal fera siennes, et ce goût du descriptif, et la technique des hachures niant la
surface au profit du volume, du modelé ; tandis qu’un autre disciple, l’Américain Geof Darrow, surenchérira dans l’accumulation des détails, signant des compositions grouillantes au bord de l’illisibilité.
Cependant Moebius est aussi l’homme du dépouillement et de
la simplicité, l’apôtre de la ligne pure. Si le noir est presque toujours
banni de ses compositions, le vide, en revanche, a droit de
s’y installer, comme pour mieux restituer à la moindre trace (tel
petit soulèvement de poussière, dans le lointain ; ou cet oiseau
qui trace un sillon dans le ciel) son caractère d’événement. Les
Italiens Milo Manara et Andrea Pazienza s’inspireront de la
ligne moebiusienne, mais la copie qu’ils en produiront sera plus
triviale, débarrassée de cette vibration qui relève, chez l’auteur
du Monde d’Edena, d’une mystique du trait.
Plus souvent imité qu’aucun autre dessinateur de BD moderne,
Giraud-Moebius reste deux fois unique, doublement insurpassable.
Il serait probablement le premier à reconnaître qu’il lui en coûte, quelquefois, pour retrouver l’énergie de Blueberry, de même qu’il peine, par moments, à être pleinement Moebius. C’est que le geste créateur qu’il pose dans l’un et l’autre cas requiert un investissement mental et technique d’une haute exigence. Qu’un dessinateur de bandes dessinées,
astreint à une production régulière et abondante, se maintienne presque toujours dans les régions du "grand dessin", tient du miracle autant que du mérite.

Cauchemar blanc, dernière planche.

Giraud et Moebius ont respectivement eu pour partenaire privilégié
les scénaristes Jean-Michel Charlier (1924-1989) et Alexandro Jodorowsky. Surnommé quelquefois "l’Alexandre
Dumas de la bande dessinée" en raison de sa prolixité, de son
sens de l’intrigue et de sa relation romanesque à l’Histoire,
Charlier assumait le double héritage du journalisme d’investigation
et de la littérature populaire. Il incarnait superlativement
cette probité artisanale qui caractérisa la bande dessinée
pour la jeunesse à son meilleur.
Le père de Buck Danny, de Barbe-Rouge et de la Patrouille des
Castors
n’a jamais été plus en verve que lorsqu’il se consacrait
à Blueberry. Il semble que sa collaboration avec un dessinateur
d’exception lui ait fait distinguer, parmi sa nombreuse progéniture
spirituelle, le lieutenant frondeur et humaniste de Fort
Navajo
, devenu le vecteur privilégié de ses pulsions les plus
intimes. Blueberry demeure le seul de ses personnages dont
les aventures se soient sublimées en épisodes d’un destin.
_Écrivain, cinéaste et scénariste d’origine chilienne, Jodorowsky aborde d’emblée la bande dessinée en philosophe de la condition humaine. Il trouve en Moebius, déjà initié par sa lecture de Castaneda, le complice idéal qui saura mettre en dessins sa vision chamanique du monde. Toutes les histoires de Jodorowsky font appel à l’exploration de la réalité non
ordinaire, jetant des passerelles entre le monde d’en haut et
le monde d’en bas. L’intrigue revêt alors, nécessairement, une
dimension initiatique ; d’un personnage qui n’y était pas préparé,
elle fait un guerrier, un sauveur, un symbole.
Peu nous importe de savoir jusqu’à quel point Moebius fait siennes les conceptions" psycho-magiques" du scénariste de L’Incal. Ce qui compte est que le panthéisme qui les sous-tend est en somme, ou devrait être, la "religion naturelle" de tout dessinateur, si le dessinateur authentique est bien celui-là qui insuffle de la vie à tout ce qui participe du monde, et ainsi le réenchante ...
Moebius n’est pas seulement l’enlumineur virtuose des
scripts proposés par ces grands scénaristes. Rendu à son
propre imaginaire, il est aussi, pleinement, un auteur. Et quel !
L’auteur de La Déviation, de Cauchemar blanc, d’Arzach, du
Garage hermétique et du Monde d’Edena, soit quelques-unes
des bandes dessinées les plus mémorables, les plus inouïes
qu’il nous ait été donné de lire.
La force et l’audace de ses propositions ont fait de lui l’un des
deux grands rénovateurs de la BD française - l’autre étant
Gotlib - à l’époque (les années 1970) où elle s’émancipait
du carcan de la presse enfantine et des thématiques éprouvées.
Moebius affirma qu’une bande dessinée pouvait être
comme un poème, comme une musique ; que la puissance
narrative du dessin se suffisait à elle-même, et que le recours
au texte n’était pas indispensable ; que le "Neuvième Art",
enfin (comme on commençait alors à l’appeler), pouvait tout
exprimer, l’indignation politique comme le délire psychédélique,
le voyage intérieur aussi bien que la geste héroïque .

Les mystères de l’érotisme, planche 3

Œuvrant dans une discipline plus tributaire que d’autres de la
demande, du marché et de la pression des éditeurs, Giraud/Moebius
a su rester fidèle, jusqu’à ce jour, à son idéal de liberté créatrice. Il a pu s’égarer, se tromper quelquefois, mais toujours avec la même sincérité. Avec, aussi, la même envie de s’amuser en dessinant, et de se surprendre lui-même.
Finalement, Moebius n’est pas l’autre de Giraud, car Moebius
lui-même est plusieurs. Il y a le démiurge, le poète, le métaphysicien,
le feuilletoniste ... Il y a l’homme épris de lumière cristalline et d’angélisme, et il y a l’illustrateur secret de la perversité. Il y a aussi, et cela se sait moins, l’humoriste. Des albums tels que Le Bandard fou ou John Watercolor et sa redingote qui tue avaient témoigné naguère de cette inspiration facétieuse, qui n’a jamais cessé d’affleurer dans les
œuvres réputées plus sérieuses. Or voici que l’humour a même
contaminé les aventures de Blueberry, depuis que Giraud préside
seul à ses destinées. L’Homme du Ciguri était une relecture
ironique de Major fatal ; de même, "Mister Blueberry" prend une distance souvent jubilatoire avec le "Lieutenant" du même nom.

On ne saurait dire lequel brille le plus fort, de l’auteur de
L’Homme à l’étoile d’argent ou de son double, le créateur de
Sur l’étoile. À eux deux, ils sont une constellation.

Thierry Groensteen
Article paru dans Trait de génie Giraud Moebius, CNBDI, 2000.