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postérité, postmodernité et postlégitimité :
les nouveaux discours sur la bande dessinée

Harry Morgan

au sujet de La Bande dessinée : une médiaculture et Entre la plèbe et l’élite : les ambitions contraires de la bande dessinée.

Deux parutions récentes reposent une double question théorique : 1. Où en est la bande dessinée dans sa quête de respectabilité artistique ? et 2. Où en est le discours savant sur la bande dessinée ?
Ces deux questions sont naturellement liées depuis l’origine, et elles restent liées parce que la réflexion théorique offre un cadre conceptuel — et une position statutaire — au médium. C’est ce qui ressort admirablement de l’ouvrage collectif dirigé par Éric Maigret et Matteo Stefanelli, La Bande dessinée : une médiaculture [1]. Stefanelli soutient ainsi que c’est l’importation de la théorie du cinéma qui a permis la définition de la bande dessinée comme média. Et, à l’autre bout de la chaîne historique, Thierry Smolderen fait observer que les travaux de modélisation du médium, y compris l’ouvrage de Scott McCloud, Understanding Comics, si discutable parfois sur le plan théorique, ont inspiré directement une importante production, qui se positionnait explicitement comme avant-gardiste (et qui, sur le plan statutaire, se réclamait par conséquent de l’art noble).
Éric Maigret, dont les interventions donnent au volume sa cohérence éditoriale, plaide avec vigueur pour une analyse postmoderne du médium, rejetant aux oubliettes l’approche sémio-structuraliste dominante des années 1970 aux années 2000. S’ensuit une ferme réfutation de « l’essentialisme linguistique » (p. 51), ou de « l’enracinement dans la linéarité » (p. 56), que supplanteraient désormais des assemblages de sens « décentrés, faiblement cohérents, non-hiérarchiques » (p. 57). Bref, il faudrait, selon notre auteur, appliquer aux littératures dessinées les concepts qui triomphent dans les champs les plus « avancés » des sciences humaines (la référence aux postcolonial studies et aux subaltern studies est explicite). Notre théoricien en arrive de cette façon à la promotion des flux et de l’hybridation, caractéristiques, on le sait, du régime multiculturel.
Cependant, il nous semble qu’Éric Maigret s’aventure parfois en terrain mouvant. Il présente ainsi la visée définitionnelle qui a préoccupé la stripologie débutante comme ayant pour fonction de ramener la bande dessinée à son statut d’infériorité, la bande dessinée étant « essentialisée », comme sont « essentialisés » le colonisé dans le référentiel des études postcoloniales, ou la femme selon la théorie postgender. Il est permis de penser, plus modestement, que toute science débutante commence par définir l’objet de son étude, question qui passe au second plan une fois que cette science s’institutionnalise. La grille des subaltern studies n’est donc pas forcément pertinente dès lors qu’elle est appliquée au questionnement théorique lui-même.
De même, il nous paraît qu’Éric Maigret n’échappe pas entièrement à la caricature dans sa description du sémio-structuralisme en bande dessinée. Qu’on ait cru à la toute-puissance des codes, et que les théoriciens se soient rétractés depuis, c’est un fait. Peut-on en conclure que tous les auteurs s’inscrivant peu ou prou dans une approche sémiologique sont obsédés par la séquentialité au point de ne concevoir la lecture d’une bande dessinée que comme lecture linéaire attachée à la surface du récit, en méconnaissant complètement les usages multiples qu’on peut faire de celui-ci ? C’est-là forcer le trait, car personne, même aux plus beaux jours du structuralisme triomphant, n’a prétendu qu’on lisait une bande dessinée « dans le seul but de décoder une histoire articulée en signes parfaitement discrets » (p. 56). Et les théoriciens du médium ont toujours eu à cœur d’ouvrir celui-ci sur « le champ des possibles », pour reprendre la déclaration programmatique d’Éric Maigret en tête de ce volume (p. 9). Les théories inspirées des sciences du langage partageaient pleinement cette noble aspiration.
Reste, et cela est fort bien montré par les interventions les plus théoriciennes de l’ouvrage, que la bande dessinée est incontestablement le point d’aboutissement de plusieurs traditions — l’estampe, la caricature, la fausse enluminure gothique de la période romantique, la chronophotographie, etc. —, qu’on peut appeler « séries culturelles » avec Philippe Marion et Matteo Stefanelli, ou qu’on peut mettre au compte de la polygraphie, comme le fait Thierry Smolderen. Ainsi, l’idée d’une « spécificité » de la bande dessinée (dans la forme, l’esthétique, les codes, les rapports texte-image, etc.) semble avoir vécu.
Est relativement absent de l’ouvrage dirigé par Maigret et Stefanelli le discours polémique contre la bande dessinée, simplement évoqué dans les remarquables panoramas historiques et sociologiques de Maigret et Stefanelli, et dont il nous est dit qu’il connaît une résurgence dans le discours anti-manga. Quant à nous, nous avouons que cette question de la polémique stripophobe nous paraît de beaucoup plus d’importance que la question du statut de la bande dessinée et de sa légitimation. Si la bande dessinée en France a eu tant de mal à échapper à sa définition comme genre enfantin et/ou infantile, c’est d’abord parce qu’on a tout fait tout au long du XXème siècle pour empêcher l’apparition d’une bande dessinée exigeante et innovatrice.
C’est précisément le mérite de l’ouvrage de Jean-Noël Lafargue, Entre la plèbe et l’élite : les ambitions contraires de la bande dessinée [2], de faire une part très large aux discours des adversaires des littératures dessinées. Lafargue fait partie de ces historiens qu’on pourrait appeler sauvages, qui récrivent une histoire du médium un peu à leur propre usage. C’est ici une triple histoire que nous propose l’auteur, celle de la bande dessinée, celle de sa vitupération et celle de son statut culturel.
Dans la partie historique, Lafargue n’échappe pas complètement aux bizarreries. Rien n’explique ainsi la place disproportionnée faite au domaine nord-américain, si ce n’est les goûts personnels de l’auteur. Plus fondamentalement, on peut s’étonner du choix d’une approche chronologique, au détriment d’une analyse et d’une synthèse, d’autant que les deux autres thèmes, le rejet de la bande dessinée et le processus de légitimation, sont eux aussi présentés de façon chronologique et thématique, ce qui empêche l’auteur de tirer des conclusions claires.
Lafargue échappe aux euphémismes avec lesquels une certaine critique savante s’était habituée naguère à traiter les campagnes anti-bande dessinées (activités de la Commission de surveillance française, campagne américaine anti-comics). Notre auteur s’est sérieusement documenté. Il dispose par exemple du microfilm du violent pamphlet de Georges Sadoul, Ce que lisent vos enfants, exemplaire de la Bibliothèque nationale, avec son numéro de catalogue manuscrit sur la couverture. Il détient le numéro de Fiction où Pierre Strinati lance sans le vouloir ce qui deviendra le fandom français. Et lorsqu’il est question des allusions à la bande dessinée au petit écran, notre auteur va se documenter sur le site de l’INA (épisode des Cinq dernières minutes).
Il est intéressant de comparer les « séries culturelles » qui nourrissent la bande dessinée selon Lafargue à celles du volume collectif dirigé par Maigret et Stefanelli. Selon Lafargue, la bande dessinée, c’est aussi... le dessin narratif, le théâtre et la danse, la littérature populaire, le dessin de presse, l’anthropomorphisme (?), le dessin animé, le cinéma, la photographie, etc. L’auteur arrive ainsi rapidement à faire le tour de la culture de masse, mais aussi des médias, et même de la culture « haute ». Voilà qui relance le bouchon, et fort loin, et qui repose la question des flux et des hybridations.

Harry Morgan

[1La Bande dessinée : une médiaculture, sous la direction d’Éric Maigret et Matteo Stefanelli, Armand Colin/Ina édition, février 2012.

[2Entre la plèbe et l’élite : les ambitions contraires de la bande dessinée, Jean-Noël Lafargue, Atelier Perrousseaux éditeur, février 2012