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tout en images de synthèse !

Jean-Philippe Martin

Parmi les messages reçus hier dans ma boite mail, une annonce. Celle de la sortie prochaine d’un album de Fabrice Hourlier - dont je lis le nom pour la première fois - Anikeï & Nikita, c’est son titre, est annoncé chez Indigènes productions, que je ne connais pas plus. Assortie d’une reproduction de la couverture, la publicité, dont le but est bien évidemment de nous donner envie, précise que Fabrice Hourlier est tout à la fois auteur-réalisateur-producteur chez Indigènes productions. Celui-ci a imaginé l’histoire d’un jeune prodige de l’Union soviétique inventeur d’une nouvelle forme d’énergie propre à « renverser le cours de l’Histoire ». Évidemment l’invention est mal employée par ses compatriotes qui s’en servent pour envahir et coloniser l’Europe occidentale. Écœuré par le genre humain, le jeune savant s’exile sur une station spatiale et consacre les sept années qui suivent à une nouvelle création dont la mise au point va « le bouleverser à jamais »…
Mais les responsables de la communication d’Indigènes productions n’ont manifestement pas misé sur ce scénario digne de Fletcher Hanks pour nous convaincre de nous intéresser à l’affaire. Tout au plus lira-t-on plus loin que cette « bande dessinée plonge son lecteur dans un univers captivant ». Non, l’argument quasi unique, presque définitif, massue en somme, qui nous est asséné tient dans cette description technique de la bande dessinée qui, nous dit-on, est « entièrement conçue en images de synthèse, et proche du roman graphique ». Nous y voilà ! La bande dessinée ne pouvait échapper à la déferlante des images en 3D, qui sont devenues l’argument commercial principal pour nous faire mettre la main au porte-monnaie. La plupart du temps en nous faisant voir nos vieilles lunes avec des yeux neufs, si je puis dire. Imagine-t-on désormais d’aller au cinéma voir un film dont l’action ne jaillirait pas hors de l’écran ? Et que nous inspirent nos postes de télé vieux de quelques mois qui ne sont pas full 3D, sinon un profond dégoût ?
_ Ma curiosité piquée par l’argument, je me rends sur le site consacré à cet ouvrage. J’y découvre quelques « bonnes feuilles » d’Anikeï & Nikita. Je reste à dessein dans le champ sémantique du livre car, Ô surprise !, le site assure la promotion d’une bande dessinée à lire sur du bon vieux papier, sans doute aussi glacé que les images que je découvre. Comment ? À l’heure du webcomics, de la bande dessinée numérique interactive et multimedia, « le premier comic 3D » – c’est l’accroche qui est répétée à l’envi sur tout le site –, se donne à lire dans un bouquin relié à l’ancienne !
L’innovation ne se niche manifestement pas non plus dans les pages qu’il m’est donné de parcourir. Quatre au total, hors couverture, et même pas en feuilletage numérique ! La composition formelle de ces pages témoigne elle aussi d’un certain classicisme, multicadres assez sobres sans véritables recherches manifestes d’effets dans ladite composition, à quelques exceptions près qui sont loin du feu d’artifice visuel que l’on aurait pu attendre.
Qu’en est-il donc de cette fameuse 3D ? Elle s’affiche dans les vignettes, en de banales images « perspectivistes » construites par ordinateur. Non sans talent. Loin d’être un expert, je reconnais la maitrise dans les modelés, la qualité des « rendus », un sens certain des éclairages. Mon intérêt s’arrête à ce point. Pour le reste je suis tenu à grande distance de ce que je lis, trop raide, hiératique nous ramenant vers l’esthétique du roman-photo. Aucune « valeur ajoutée ».
La nouveauté n’est même pas au rendez-vous. Cela fait des années que l’image assistée par ordinateur est apparue dans le champ de la bande dessinée. On pense évidemment aux mises en couleurs mais aussi à l’usage que des auteurs comme Canepa, Yslaire, Beltran, Lalie… font de la synthèse pour créer des effets de perspective, tester des cadrages, concevoir des décors.

Sur le site d’Indigènes productions, qui s’avère être un producteur de documentaires fictions pour la télévision recourant à l’image de synthèse et aux effets spéciaux, on peut lire à propos d’Anikei & Nikita, leur première incursion dans la bande dessinée, « les images de synthèse nous les aimons, au cinéma, à la télévision, combinées à de savants effets spéciaux, mais qui peut s’enorgueillir (sic) d’avoir lu une bande dessinée entièrement en 3D ? Personne… Pour cause, cela n’existe pas ». Ah bon ?!
_ Une recherche rapide dans ma bibliothèque – je sais ce que je cherche ! Tiens le numéro 83 de Métal-Hurlant, de 1983, est un spécial 3D vendu avec les lunettes pour voir les images en stéréoscopie par anaglyphe (en relief quoi !). Sans déchausser mes besicles aux verres colorés, je me plonge dans le premier numéro d’une nouvelle série du tandem Joe Simon et Jack Kirby datant de...1953 et mettant en scène un nouveau super-héros imaginé par les créateurs de Captain America : Captain 3.D. Sans lendemains, cette histoire en trois dimensions, publiée par Harvey Comics entendait bien profiter d’un fort engouement pour le cinéma couleur en relief lancé ces années là.

Enfin, je remets la main sur un hors-série de Spider-Man, le numéro 12 pour être précis, édité en France en juin 2003 par Panini Comics sous le titre Une leçon de vie (Quality of life aux USA où cette mini-série de Greg Rucka et Scott Sava a paru en juillet 2002 chez Marvel). Un épisode sans éclat du plus fameux des super-héros de Marvel, n’était son mode de réalisation inhabituel puisque, entièrement en 3D, il était le fruit d’un mode de production plutôt inédit pour une bande dessinée, fût-elle un blockbuster américain.
Conçue peu de temps avant la sortie du premier long métrage sur les écrans, la série faisait appel à un animateur de Disney pour donner aux dessins préparatoires de Scott Sava un trait plus cartoon, à un coloriste spécialiste de box modelling, un logiciel de dessin en 3D, un architecte portugais pour la recréation de New-york selon le même procédé et à un concepteur de jeux vidéo, capable de faire bouger notre Spider-Man !
Comment cette bande dessinée nous était-elle vendue à l’époque ? Relisons l’avant-propos de Christian Grasse pour l’édition française : « Ce numéro est une expérience et vous n’avez sans doute jamais rien vu de pareil… en tout cas pas dans un comic. En revanche, à la télé, au cinéma, dans les jeux vidéo, ce genre d’aventures aux dessins réalisés sur ordinateurs est monnaie courante depuis des années. Et ça marche très bien. »
Rien de neuf sous le soleil, donc !

Jean-Philippe Martin