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l’association, un singulier pluriel
(avis d’orage en temps de crise, épisode 2)

Christian Rosset

Le samedi 19 novembre 2011 se tenait aux Instants Chavirés (à Montreuil) l’Assemblée Générale de L’Association. Un nouveau conseil d’administration de sept membres [1] a été élu en quelques minutes. Cette fois, la presse spécialisée ne s’était pas déplacée (ou si peu) pour relayer l’événement, comme si elle s’était convaincue par avance qu’il ne s’y passerait rien de notable. La tempête est passée. Un grand calme recouvre le gâchis – tout compte fait relatif – de l’année qui vient de s’écouler. Moment d’attente, plutôt tranquille (mais aucune raison que l’inquiétude ait disparu avec le retour de la saison de la mélancolie).

Dans la salle, de la musique live comme il se doit, et deux petites tables. L’une proposant de la nourriture ; l’autre présentant les dernières nouveautés de l’éditeur : L’ascension du Haut Mal de David B. en « monovolume » ; Bons points modernes de Sardon ; et Quoi !, ce collectif plusieurs fois reporté (qui devait paraître chez Delcourt l’an dernier), conçu en réaction à la sortie de l’ouvrage échafaudé par Jean-Christophe Menu en 2010 pour l’exposition des XX ans de L’Association au Festival Sismics de Sierre. Alors, Quoi ! ? Le premier coup d’œil dévisage la maquette de couverture, très Asso (je me demande quelle allure aurait eue ce livre s’il avait été publié dans la collection Shampoing). Le deuxième va à la recherche du sens de ce titre inattendu : Quoi ! Exclamation donc, et non dialogue de sourds (Quoi ?)

Dans mon sac, depuis quelques jours, un fort volume cartonné, richement illustré (saturé de documents, d’images), intitulé L’Association – Une utopie éditoriale et esthétique qui vient de paraître aux Impressions nouvelles [2]. Hasard du calendrier : Jean-Christophe Menu est invité, en cette même mi-automne, à l’université de Liège dans le cadre d’un nouveau colloque du groupe ACME, intitulé Figures indépendantes de la bande dessinée mondiale : tirer un trait/tisser des liens. Je ne sais si sa thèse, La bande dessinée et son double, a été vraiment lue, je veux dire avec l’attention qu’elle mérite, éprouvant sa solidité bien au-delà de ce qui a pu alimenter d’éphémères polémiques, mais elle se trouve toujours, comme on dit, dans les bonnes librairies.

Cette succession rapprochée d’événements montre bien que L’Association est toujours vivante [3], même si devenue objet d’étude et, pour certains, matière à légende. Son passé, réel ou fantasmé, rêvé concrètement par certains et rejoué sans cesse par les plus impliqués, occupe de plus en plus les esprits, mais ceux qui travaillent au quotidien à l’écriture ainsi qu’à la fabrication de nouveaux livres ne peuvent que la penser au présent. La nostalgie est envahissante en territoire de bande dessinée, mais elle doit se retirer, comme la mer, si l’on veut explorer de nouveaux horizons sans se noyer dans les regrets. Un des mérites de l’exposition de Sierre, XX/MMX, était d’avoir accordé une large place à la nouvelle génération. On se souvient du principe de la commande faite à tous les auteurs « maison » (88 y avaient répondu) : réinterpréter une planche ancienne (déjà publiée – principalement dans un livre, ou dans la revue Lapin) et exposer ces deux pages côte à côte. Quatre des fondateurs [4] avaient ainsi marqué la relativement longue séquence temporelle qui scellait leur engagement dans l’aventure. Les travaux des plus jeunes montraient clairement qu’un court intervalle de temps ne les dispensait pas de transformer matériellement leur univers propre. Je ne voudrais pas me complaire dans l’illusion qu’une véritable communauté était à l’œuvre dans cette monstration, mais les échanges, même à distance, y étaient légion. Participer à un collectif – une utopie éditoriale, comme le note, assez justement, le groupe ACME –, ne se résume pas à boire des coups ensemble (même si…) ; cela implique en premier lieu de s’associer à ce que font les autres (même si…). Passage de réserve (ermitage) en réserve (tribu).

Alors, Quoi ! (bis) ? Une (plutôt) bonne surprise, car ce qui aurait pu facilement dégénérer en règlement de compte(s) – la tentation aura été vive et même brûlante, du moins dans les esprits (y a-t-il eu des essais de planches abandonnés ? Des planches enlevées, d’autres ajoutées, au fil des événements, ça oui, c’est même précisé en ouverture) – ne cède jamais à la dénégation du caractère complexe de l’affaire. Le ressentiment envers Menu reste vif, mais il se frotte sans cesse aux traces semble-t-il ineffaçables d’une amitié toujours présente, même en pointillés, même fortement érodée. L’amour/haine dans une de ses variantes les plus classiques : tragédie ordinaire / comédie brillante ; petits riens / grands sentiments (emprunts de pudeur).

Mais, voilà : le silence (« Lorsque nous avons quitté la structure en 2005-2006, nous nous sommes tus… ») est rompu. Et cet ouvrage qui a pour but de « parler enfin de notre vécu et de notre ressenti » est polyphonique (et pas seulement parce qu’il est collectif), montrant des humeurs changeantes d’une page à l’autre. Ce qu’il faut noter avant tout, c’est que ce livre est en bande dessinée (à part deux pages de Joann Sfar en préambule à ses carnets : du texte imprimé en caractères d’imprimerie, comme pour les séparer du reste – en rendre le contenu plus crédible ? – et qui font donc « bande » à part). La force des meilleurs pages de Quoi !, ce qui leur donne valeur, non seulement de témoignage, mais aussi esthétique, vient de là : à ces cofondateurs (et compagnons de route du premier jour), il faut la bande dessinée pour bien sonner [5]. Si cet ouvrage sonne juste en effet dans son ensemble (ou semble éviter les fausses notes les plus criardes), c’est parce que la forme bande dessinée (en ses innombrables possibilités) était bien la seule qui convienne. Par la rencontre des mots et des traits, des récits et des images, par la grâce de la mise en page et d’un conducteur cohérent, elle permet d’exprimer, quasi-simultanément, le singulier et le pluriel, l’attendu et l’imprévisible (ce qui surgit sans prévenir et que la main traduit : traces d’écriture automatique, malgré la volonté parfois d’appuyer le dire, malgré le désir de maîtriser l’affaire…).

Transmutation de la colère (pour certains), de la tristesse (pour tous, semble-t-il, même si l’humour a heureusement – même si rarement, et mélancoliquement comme il se doit – droit de cité) en livre (et non en lettre ouverte) : 113 planches (nombre premier) au total, dont certaines touchantes (il n’est pas dans mon projet critique d’accorder de bons et mauvais points, mais il est visible que quelques-unes des voix de cet ensemble polyphonique ont produit un travail remarquable, tant par le nombre de pages produites que par ce qu’elles mettent en jeu, de manière parfois labyrinthique ; bonne idée d’adjoindre aux fondateurs, quelques compagnons de route, certains parmi les tout premiers [6]).
On peut aussi noter, au passage, que le dernier adjectif – que l’on trouve deux fois écrit à la fin de la dernière planche (signée Killoffer) – est : triste. Que le dernier nom écrit est : Menu ; le dernier verbe : partager ; et le dernier mot : nous

Depuis qu’il ne possède plus les clefs de L’Association, Jean-Christophe Menu est devenu, par intermittence, le fantôme des locaux de la rue de la Pierre levée. Hanteur obstiné (opiniâtre, intransigeant ?), il est là, et pas seulement la nuit, même s’il a quitté de fait le navire pour relancer les dés de l’édition selon son bon plaisir. On attend les premiers fruits de sa nouvelle structure, L’Apocalypse, comme ceux du nouveau comité de lecture [7] de L’Association. On se penchera alors sur les circulations souterraines entre ces deux territoires et sur la porosité de leurs frontières en surface.

Alors Quoi ! (ter) ? Une fois fait son miel (ou entretenu son fiel – à chacun son « ressenti ») de ce qui s’y raconte, on peut se demander à qui s’adresse au fond cet ouvrage ? Aux initiés (adhérents ou non) qui ont suivi les grandes lignes de cette histoire (ces histoires, petites et grandes) sur une durée suffisamment longue pour en comprendre les enjeux, les conflits, et avoir assimilé la transformation d’auteurs en personnages ? Il est probable que, pour les novices, le résultat semblera hermétique, comme une fumée illisible (ou quelque signe Indien strictement réservé à la Tribu). Mais, s’ils se sentent attirés par ce qu’ils découvrent en le feuilletant en librairie, ils pourront bénéficier d’une initiation en accéléré, comme une séance de rattrapage, en se procurant cet autre ouvrage collectif, L’Association – Une utopie éditoriale et esthétique, qui pourrait bien avoir été réalisé, du moins en partie, à leur intention (même si on peut supposer que ce seront les aficionados – les accros à L’Asso – qui en seront les premiers acquéreurs).

Même s’il est clair qu’il s’agit, au départ, d’un travail universitaire, donc d’une suite d’essais [8] du groupe ACME (qui s’est constitué librement au sein d’institutions – université, école d’art – liégeoises), on peut relever que ce qui jaillit à la découverte de cet ouvrage, ce sont les documents : l’iconographie. Si l’on parcourt en tous sens ce volume à la couverture noire, blanche et verte, ne retenant du texte (dans un premier temps) que les légendes, on peut déployer un panorama assez juste, visuellement, de ce que ce collectif d’associés a pu produire : non seulement des livres (donc des planches, des cases de bande dessinée) maquettés avec rigueur et invention, mais aussi (dans le désordre :) des cartes, des bulletins d’information (Les Nouvelles de l’hydre), des éditos, des statuts, des images chocolat, des objets, des cadeaux pour les adhérents, etc. Toute une périphérie que l’on jugera (ou non) d’importance égale à son catalogue (ce qui est mis en vente en librairie). Pour ma part, bien qu’assez peu fétichiste ou collectionneur, j’ai toujours été frappé par la cohérence d’ensemble de tout ce qui est marqué du sceau de L’Asso : livre, hors-livre, même combat…

Comme déjà noté, cet essai collectif a le mérite de retracer l’aventure de L’Association en ses deux décennies : trajectoire éditoriale, collections, patrimonialisation, orientations (large place faite à l’autobiographie, au reportage dessiné, aux divers styles graphiques, au goût des contraintes, au passage des générations, allant du général au particulier). De lecture aisée (peu de traces de jargon universitaire dans l’ensemble), ce travail, plutôt objectif (même si fortement sympathisant et donc peu critique : on sent l’emprise de la passion à chaque paragraphe, ou presque), n’apprendra que peu aux initiés. En cela, sa relation à Quoi !, qui paraît donc quasiment au même moment, est assez intéressante : comme si, dans chaque ouvrage, il y avait une dose non négligeable de non-dit que seule une mise en rapport de ce vrai/faux diptyque (auquel on pourrait évidemment associer la thèse de Menu et XX/MMX) dans un même espace critique permettrait de dévoiler.

Un jour, quelqu’un (est-il déjà né ?) se chargera de rédiger une très sérieuse Histoire de L’Association, se munissant de la boîte à outils qu’il faut (ou qu’il faudra car, d’une décennie à l’autre, les outils changent : certains rouillent ; d’autres sont comme des scalpels bien affûtés). Ce ne sera sans doute ni un fan, ni un acteur, ni un trop proche spectateur. Ou alors, une part d’oubli recouvrira provisoirement ce corpus encore aujourd’hui enthousiasmant. Tout dépendra du devenir de la « structure ». J’avais appelé de mes vœux (à la fin de ma contribution à XX/MMX : Le rêve de L’Association) une sorte de grand écart avec la mythologie interne/externe afin de pouvoir envisager son devenir-adulte : « Mythologie solidement ancrée, pas seulement dans les mémoires, mais qui n’a aucun pouvoir de freiner un devenir-adulte d’autant plus excitant qu’il pouvait paraître inatteignable. Devenir inéluctable car (pour aller vite) : – “C’est plus fort que nous” – “Que toi ?". The dream is not over. »

Question de rêve en effet. Alors, qui rêve encore aujourd’hui rue de la Pierre levée ? Le retour des fondateurs qui avaient quitté le comité de lecture et le départ de l’« initiateur » (Lewis Trondheim le reconnaît, s’adressant à l’« animal-Menu » : « C’est grâce à ta folie que l’Asso s’est faite » ; mais il ajoute aussitôt : « C’est à cause de ta folie que ça part en couille ») est plus que singulier : une revenance qui est quasiment une première dans l’histoire des groupes – des associations. Gageons que tout cela est bon signe. L’appétit est encore vif. Je m’étais juré de ne faire aucune citation, mais j’ai sous les yeux le livre déjà ancien (1996) de Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel, et je ne peux résister au plaisir de recopier, à l’attention de tous ceux qui ont été, sont ou seront liés à cette belle aventure (cette belle utopie ?), les premiers mots de la présentation (de la main de l’auteur) : « “Les uns avec les autres” : ni les “uns”, ni les “autres” ne sont premiers, mais seulement l’“avec” par lequel il y a des “uns” et des “autres” ; l’“avec” est une détermination fondamentale de l’“être”. L’existence est essentiellement co-existence. »

Alors quoi ? C’est une histoire à suivre. Comme la crise. Comme l’orage. Comme tout ce qui nous touche finalement…

Christian Rosset

[1] Les sept cofondateurs moins Stanislas et Menu, démissionnaires, remplacés par Céline Merrien, ex « sœur permanente attachée au bon fonctionnement général » de la structure et Pascal Pierret, rédacteur en chef de Picsou Magazine, le journal où l’on peut toujours lire chaque mois, dans l’ours, Charlie Schlingo forever.

[2] Signé par le groupe ACME, collectif universitaire liégeois, sous la direction d’Erwin Dejasse, Tanguy Habrand et Gert Meesters.

[3] Jean-Louis Capron « Au pays de L’Association » (dans Quoi ! p.86) : « L’Asso, Cornélius, Les Requins, Frémok… C’est encore très vivant… Mais c’est déjà du passé. »

[4] Jean-Christophe Menu, Stanislas, Mattt Konture, Mokeït.

[5] J’ai en mémoire cette formulation de Jean-Christophe Menu que je détourne un peu comme si, me mettant dans sa peau, elle lui venait à l’esprit en découvrant certaines pages de cet ouvrage. Menu commentera-t-il Quoi ! ? S’il devait le faire, autant que ce soit, de même : en bande dessinée.

[6] Charles Berberian, Jean-Yves Duhoo, Jean-Louis Capron. Joann Sfar, qui n’avait pas vingt ans à la naissance de L’Asso, est arrivé un peu plus tard (1994).

[7] Composé de François Ayroles, Alex Baladi, David B., Jochen Gerner, Mattt Konture, Killoffer, Etienne Lécroart, Mokeit, Jérôme Mulot. Donc, pour la plupart, des habitués de longue date.

[8] De même, je n’accorderai ni bons ni mauvais points aux articles qui constituent cette somme, même si certains se détachent et d’autres demeurent trop tributaires des clichés et travers de la critique universitaire.