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avant-propos : masse, le poids du génie

Pouria Amirshahi

[octobre 2011]
La réédition d’un livre majeur Les Deux du balcon et la sortie d’un nouvel ouvrage (vue d’artiste), qui marque son retour à la bande dessinée après vingt-cinq ans d’absence, ont rappelé à ceux qui l’avaient oublié - et appris à ceux qui l’ignoraient - que Francis Masse aura été pendant dix ans l’une des voix les plus singulières de la bande dessinée française. L’occasion était trop belle de revenir sur une œuvre dont la radicale originalité et la force comique n’ont pas été entamées par le temps.

Reconnu par tous les auteurs et éditeurs véritables, mais connu de peu de lecteurs, sans doute Francis Masse était-il trop en avance sur son temps, les années 80 que tant d’auteurs et d’éditeurs alternatifs ont décrites comme l’époque de la standardisation des histoires et des formats. Il y avait bien "Futuropolis" (époque Robial et Cestac) qui sortait des sentiers battus (un 30x40 sera d’ailleurs consacré à Francis Masse) ; il y avait bien les cahiers de la BD (époque Groensteen) ou le LYNX de Jean-Christophe Menu pour vénérer l’auteur ; il y avait bien Fluide glacial, l’Echo des Savanes, Métal Hurlant ou encore Raw qui avaient compris la force de ses histoires courtes....mais l’artiste ne connaîtra pas la renommée. Il faut rendre hommage à celles et ceux qui, de l’Association à Glénat en passant par le Seuil ont choisi depuis quelques années de remettre au goût du jour un artiste au talent graphique, à l’esprit littéraire, à l’humour déroutant hors du commun. C’est d’ailleurs l’artiste lui-même qui décide de revenir avec éclat dans le neuvième art après un retour vers le deuxième (la sculpture). Hachures, saturation, complexité... ont souvent été associés à Francis Masse. « Auteur génial mais difficile », a-t-on entendu... Certes, Francis Masse n’est pas de l’école de la ligne claire ; certes, il ne répond pas aux critères esthétiques mentalement intégrés par la vue commune. Mais il reste génial. Par le trait, par le verbe et par l’imagination. Qui aime Masse préférera une présentation autrement plus simple et plus élogieuse, celle d’Art Spiegelman, dont la revue RAW avait publié quelques histoires courtes de Francis Masse. Le Grand Prix d’Angoulême 2011 dit de lui : « Ce que fait Masse est incroyable ».
Masse est un artiste. Un artiste qu’on a dit incompris, qui n’avait pas élargi le cercle de ses lecteurs, quelques fidèles illuminés, et dont on a longtemps cru que la retraite, après 1987, serait définitive. C’est ne pas avoir vu que Masse est un artiste complet et entier. De la trempe des grands, de ceux qui savent se retirer dans une geste jésuitique, c’est-à-dire humblement et à la recherche d’une plus profonde inspiration, comme Fred, comme Moebius, comme Teulé, comme Barbier et tous ces bédéistes qui sont aussi peintres, écrivains, cinéastes, sculpteurs... et qui nous reviennent un jour, fidèles à leur génie et surtout à leur folle poésie. C’est ce retour, marqué par les éclats de couleurs directes de (vue d’artiste) [1] que nous célébrons en (re)publiant ce dossier qui lui est entièrement consacré.

le puits sans fond de la connaissance

Francis Masse, c’est d’abord une histoire d’amour avec la science, ou plutôt avec son immensité : immensité du savoir, immensité de l’univers, immensité du temps, immensité de l’espace, immensité des champs de vision. L’immensité des questions, tout est infini, tout se prolonge, se duplique, se répète… à commencer par les questions que l’on se pose, un peu comme une conversation à deux sur un balcon [2]. Comme une obsession.

Francis Masse court après l’Origine, après les origines. La question est présente dès la première histoire encyclopédique, Le Coup de la panne [3], lorsque le singe tue froidement à coup de banane celui dont pourtant il descend : l’homme. L’existence est absurde, peut-être, mais elle est là. Pourquoi ? Comment ? À quoi bon ?

Francis Masse, c’est une quête de l’Homme, qui est là, quelque part dans cette immensité de l’Univers, marchant tel un funambule sur le fil complexe de son existence improbable. Dans Le Coup de la panne, il est le témoignage que notre monde a bien existé. Dans (vue d’artiste), il est toujours sur ce même fil sans passé, sans avenir mais suspendu au fil du destin. L’Homme, dans son immense solitude, même quand « Il » est « deux » et qu’il attend Godot : deux du balcon, deux sur l’échiquier, deux dans l’espace infini...

l’amour de la langue, le langage de l’absurde

Francis Masse, c’est la délectation de la langue qui mentionne le « mage Majuscule », interpelle « notre cher chercheur sur sa chaire chérie », qui « usera selon l’us, ni plus ni pas plus » ; c’est le roi de la titraille que ne renierait pas Libé. Il n’ y a qu’à lire : « les vacances des ridicules poireaux » [4], « les douleurs du dollar », « le minus est mégalo », « ça chine en mer de Chine » [5], « le zéro arrosé », « el nino et le rhino », « les locataires de la terre en loques » [6].

Francis Masse, c’est l’art du dialogue, tel Audiart, qui sait rendre élégant l’alliance de la familiarité et de l’absurde : « elle court, elle court, la Zup » [7], « l’héroïsme n’est pas incompatible avec la tomate » [8], « ça y est ? vous avez enfin réussi à inventer le premier sodomisateur de mouches à faisceau de particules ? » [9]

L’humour - ou le génie - de l’absurde traverse toute l’œuvre de Masse, fidèle en cela à l’esprit de L’Écho des savanes ou de Fluide Glacial où il a commis nombre de ses histoires courtes. Un absurde digne des Monty Python ou d’un Pierre Dac ; un absurde imperturbable, grave, voire détaché... même dans le ridicule. Ainsi ce pirate qui hurle à l’alerte « je viens de reconnaître formellement une vague devant laquelle nous sommes déjà passés hier ! » [10] ; absurde cette (vue d’artiste) - voix off du périple de Sagittarius et Dédé d’Andromède - qui réconforte le lecteur : « marre que le big-bang vous suive comme une ombre ? Tous à la manif de samedi ! » [11].

Comme Fred, Francis Masse joue avec le média bande dessinée : ainsi quand les personnages de (vue d’artiste) cherchent en vain l’existence d’une masse [12] supérieure qui les attirent vers le bas, ils émettent cette hypothèse que ce poids est peut-être sous l’album de bande dessinée. À plusieurs reprises l’artiste aime l’hypothèse selon laquelle, après tout, l’univers et la bande dessinée seraient interchangeables. Dans (vue d’artiste) et Les Deux du balcon, les personnages eux-mêmes font référence au média (« ras-le-bol de cette BD scientifique », « toujours plongé dans votre grande œuvre autobiographique en BD ? »). Masse s’amuse ainsi à mélanger les dimensions, à lier les personnages aux lecteurs. Comme le dit d’ailleurs Sagittarius en pleine marche spatio-temporelle, « l’Univers (qu’il observe lui-même, ndlr) (est) observable actuellement par le lecteur levant le nez de cet album »... Passant au peigne fin toutes les possibilités de dimensions existantes, il ne nous resterait finalement que celle du poète : il n’y a qu’une dimension, celle de notre imagination.

le monde vu du balcon, l’univers vu par l’artiste

Bref, Masse nous est revenu. (vue d’artiste) est remarquable à plus d’un titre. D’abord, nous l’avons dit, parce que Masse signe par cet album son retour réel [13] ; ensuite parce qu’il est un de ses rares albums - avec On m’appelle l’Avalanche - qui n’est pas un recueil d’histoires courtes mais un récit complet. Enfin et peut-être surtout parce qu’il est son premier en couleurs directes, une technique loin des hachures auxquelles il nous avait habitué mais si près de cette synthèse qu’il a semble-t-il longtemps cherchée entre arts et science. Ne s’interroge-t-il d’ailleurs pas lui-même sur « la fascinante complicité que la lumière entretient avec la matière » ? Et quelle lumière, quels éclats ! Masse évoque par ce livre le pouvoir de l’artiste qui vient donner à voir ce qui ne s’explique plus. Il peint la science et la commente sans souci de l’exactitude, avec drôlerie et surtout avec une infinie poésie.

Entre Les Deux du balcon et (vue d’artiste), il n’y a pas qu’une (fausse) suite. Il y a comme un univers qui renoue avec lui-même : Didebert et d’Alembot nous quittent en 1985 descendant de leur balustrade et nous reviennent vingt-cinq ans plus tard traversant le cosmos, transmutés en deux héros hors-normes, deux personnages hypergalactiques… et par définition deux super-héros, Sagittarius et Dédé d’Andromède, miroirs des deux du balcon, Didebert et d’Alembot. Ils sont sur la piste improbable du big bang.
Francis Masse nous offre deux trous noirs en guise de héros menant leur odyssée au milieu de théories relativistes et quantiques qui s’entraînent au catch...

Deux questions rendent fou : qu’y avait-il avant le big bang ? Qu’y a-t-il autour ? Alors la science pose des barrières à ces folies et nous incite à comprendre ce qu’il y a après et ce qu’il y a dedans. Mais la science aussi rend fou… parce qu’elle renvoie de toute façon à ces deux questions qui la fondent. Alors, il y a l’Art, ou plutôt l’artiste. Qui interprète, qui représente, qui colore, qui subjective, qui poétise… et finalement qui donne vie à toute chose : c’est l’indispensable (vue d’artiste) aussi vitale à notre conscience que l’air à notre existence. Autrement dit, quand la science n’explique plus, ou même quand ses explications développement trop de puissance, alors il reste la folie de l’artiste pour nous empêcher de devenir fou. Comme le dit Sagittarius (à moins que cela ne soir Didebert ?), pour bien voyager dans la science, il suffit d’une licence poétique, une (vue d’artiste). Un artiste qui va chuchoter à votre oreille ou écrire ses vues au bas des cases de bande dessinée...

Masse renoue encore avec ses clins d’oeil et ses hommages si nombreux dans ses précédents albums. (vue d’artiste) est aussi une œuvre remplie de références contemporaines de tous ordres, culturels, politiques, économiques, (« Orange-Mékanik-Kantiks », « il ne suffit pas de bêler "le groupe local", "le groupe local" en caracolant comme un cabri », « groupe local au bord de la délocalisation » « haili, halo, on veut notre lolo, lolo, lolo, loloooo », « avec l’inflation, je vois venir le plan d’austérité… ce qui veut dire qu’il va falloir se serrer la ceinture d’astéroïdes », « j’ai l’estomac dans le coma, le pylore qui implore, le duodénum bibendum, l’intestin qui est atteint, les boyaux en yoyo, le colon comme un melon… », « éduquons nos trous noirs au tri sélectif », etc. Masse reste fidèle à la bande dessinée et, malgré ce besoin d’ailleurs, cette grande pause, il continue d’aimer le neuvième art. En témoigne cette case des Dupondt, qui nous rappelle l’hommage rendu à bécassine et à Tintin dans L’Art-attentat ou à cette notion cosmique de superfluide superglacial...

(vue d’artiste) (qu’il est tout de même conseillé de lire après les deux du balcon) confirme l’immense talent de l’auteur. Elle reste très cohérente dans l’univers mental de l’artiste, enrichi de couleurs directes et de sculptures des formes au gré des distorsions spatio-temporelles de l’odyssée. Avec Masse, il en va de certaines séquences comme de certaines scènes au cinéma : elles sont mythiques. Ainsi du ballet lubrique des voitures dans Les deux du balcon... Dans (vue d’artiste), on en retiendra plusieurs, mais pour le lecteur qui aura trempé son doute dans les dialogues sur balustre de 1985 [14], la dernière séquence - « l’univers phylactère et la constante du père Noël » qui voit nos deux trous noirs traverser le big bang pour retrouver leur balcon - restera comme un grand moment, une démonstration implacable que, décidément, la bande dessinée, « cet espace-temps à deux dimensions » (si l’on en croit Einstein à la page 11) peut tout. Même retomber sur ses pattes. Là où nous les avions laissés il y a longtemps. Avec Masse, tous les chemins mènent à Venise.

Pouria Amirshahi, rédacteur en chef de neuviemeart

les livres de Francis Masse.

[1] Glénat, 2011.

[2Les deux du balcon, Casterman, Collection (À Suivre), 1985.

[3] In Encyclopédie de Masse, Les Humanoïdes associés, 1982

[4] In Encyclopédie de Masse, tome 2.

[5] In La Mare aux Pirates, Casterman, collection (À Suivre), 1987.

[6] In Les Deux du balcon.

[7] In Encyclopédie de Masse, tome 2.

[8] In Les deux du balcon, p.40, case 4, Casterman, collection (À suivre).

[9] In Les deux du balcon, p.58 case 2, éditions Casterman, collection (À suivre).

[10] « Votre monde à la carte » in La Mare aux pirates p.10 case 3, Casterman.

[11] In (vue d’artiste), p.37, Glénat, 2011.

[12] Le terme de masse revient souvent dans (vue d’artiste), comme un narcissisme auquel l’auteur ne nous avait pas habitué. Cf. p.5, 23, 26, 38 etc.

[13] La publication de L’Art-attentat en 2007 est un recueil de récits courts publiés dans les années 80.

[14] Réédité par Glénat à l’occasion de la publication de (vue d’artiste).