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avis d’orage en temps de crise

Christian Rosset

(Wozu comics in dürftiger zeit – épisode 1) [1]

Comme bien d’autres, j’ai été frappé par ces mots de Nicolas de Crécy : « Je ne fais plus de bande dessinée. Ça fait un an et demi. (…) Quand on a fait de la bande dessinée pendant vingt ans, on ne fait plus que se répéter tristement. Je constate en tout cas que c’est le cas pour pas mal de mes collègues. Il y a un temps où il faut arrêter. Laisser la place aux autres. Ça ne sert à rien de faire des bouquins si on fait les mêmes. Si je sens que je peux trouver quelque chose de nouveau, explorer quelque chose de différent de ce que j’ai déjà fait, je le ferai. Mais pour l’instant, il n’y a rien de neuf qui sort. (…) C’est vrai qu’en bande dessinée, je peux faire ce que je veux, c’est un luxe. C’est rare de pouvoir s’exprimer librement aujourd’hui et d’en vivre. Là, j’abandonne ça. Donc il y a de quoi hésiter. Mais je réagis aux choses de manière physique. Et là, je ne peux plus physiquement faire de la bande dessinée, tracer des cases sur une feuille, mettre un dessin dedans. Je ne peux plus. » [2]

Le corps s’exprime – enfin. Car, même s’ils ont tendance à le dissimuler – ou plutôt s’ils affectent de ne pas s’en préoccuper –, les auteurs de bande dessinée ont un corps. Le métier qu’ils exercent est très contraignant. Il lui commande sans cesse de reprendre (et il faut entendre là : répéter les mêmes gestes ; et non : remettre en question la conduite du travail) afin d’entretenir le savoir-faire, jusqu’à développer une sorte de mécanique plus ou moins bien huilée qui ne pourra que le conduire, un jour ou l’autre, à se mettre en pilotage automatique.

Tracer des cases pour enfermer le dessin… On peut comprendre qu’à force, celui (ou celle) qui en a pourtant tiré du plaisir pendant tant d’années n’y arrive plus. Un beau matin, il se dit : à quoi bon ? Quelle nécessité – autre qu’alimentaire – de reproduire la forme, quasiment à l’identique ? De ne garder de la puissance de la variation que son degré le plus élémentaire ? Pourquoi ne pas laisser tomber cet éprouvant labeur pour se mettre enfin à l’écoute du corps ?

De nos jours, il est devenu relativement aisé de mettre en sourdine ses souffrances en usant et abusant de sédatifs et d’anti-douleurs. Il y a aussi – c’est lié – une certaine forme d’aberration à vouloir demeurer éternellement le même, comme si l’âge n’avait pas de prise (si l’on reste en territoire de bandes dessinées) sur la fabrique des planches. On a connu des vieillards fous de dessin ; mais que faisaient-ils au crépuscule de leur vie, sinon d’ultimes variations à la recherche d’une vérité, certes inatteignable (et c’est heureux), comme en littérature Beckett ou des Forêts (pas à pas jusqu’au dernier), épurant leur gestique, se débarrassant de vains automatismes…
Au temps de l’apprentissage, les fautes de copie sont nécessaires à l’émergence d’une écriture personnelle. Puis, une fois installé, bien en soi, le sentiment d’avoir trouvé (sinon de s’être trouvé), les choses ont tendance à se figer. L’invention d’un style n’a rien à voir avec la fabrication d’une image de marque. Il y a, d’un côté l’ouverture et, de l’autre, l’enfermement. Pour s’évader de cette prison (parfois dorée, quand on a réussi à placer « là où il faut » son image de marque), pour pulvériser l’ennui du répétitif, du vide ressassé jusqu’à plus soif, il est bon de ressentir des défaillances qui vont paradoxalement relancer le désir de frayer, de creuser un sillon, aussi imprévisible et accidenté qu’une ligne de vie… Il arrive aussi qu’à force de se heurter contre le mur de la résignation, la colère monte et qu’ainsi l’énergie revienne, comme au bon vieux temps de l’apprentissage. Alors, le trait revit, on reprend langue avec l’inconnu : comme un tremblé de l’écriture qui touche à l’essentiel, à rebours de la répétition mécanique d’un trait déserté par la passion et la pensée. Le corps défaille – et la mémoire aussi. Mais la liberté reprend ses droits. Ce qui pouvait être ressenti de prime abord comme un handicap ouvre soudain de belles perspectives.

Le vieillissement est une chance que les auteur(e)s de bande dessinée ont bien du mal à saisir. Dans les autres pratiques, cela se passe plus « naturellement ». On pourrait accumuler des récits montrant des artistes se renouvelant au crépuscule de leur vie. Matisse, allongé, ne pouvant plus peindre sur chevalet (après tant d’années à accumuler des toiles parmi les plus sidérantes de son époque), trouve presque instantanément l’idée, aussi simple qu’exigeante, des gouaches découpées, redonnant ainsi à son art une force inouïe. Joyce, bien plus jeune, mais la vue au plus bas, hybride les langues, vivantes et mortes, et crée un Babel de notre temps. À l’orée du siècle XX, Monet, affecté par la cataracte, redonne matière et substance à la peinture impressionniste en voie d’embourgeoisement avec les Nymphéas (dont la leçon – aussi riche que celle de la Sainte Victoire – porte encore ses fruits). Vers la fin de ce même siècle, Borges, aveugle, ne pouvant ni écrire, ni mémoriser de trop longs textes, se concentre sur la forme poétique, et produit, en contrepoint, des proses de plus en plus brèves, épurant son univers… Dans tous ces cas, la fin est belle et la vieillesse est tout sauf un naufrage.
J’en reviens à Nicolas de Crécy. Je partage intimement sa joie de nous faire découvrir (jusqu’à nous envahir) ses dessins libres : des plus chiadés aux plus lâchés, sans hiérarchie. Voici son projet, tel qu’il le définit lui-même dans ce même entretien : « 500 dessins rassemble des dessins d’imagination ou sur le motif, des dessins inspirés de photos ou des “dessins de téléphone”. (…) L’idée était de montrer tous ces dessins qui étaient dans les cartons. Et puis je trouve que ça a de toute façon une puissance que n’ont pas les “produits finis”, c’est-à-dire la bande dessinée. » [3]
Cette attitude peut être perçue comme une réponse au questionnement ouvert (et, sans être totalement refermé, mis en sommeil) par Lewis Trondheim dans Désœuvré, le premier volume de la collection Éprouvette à L’Association, un de ses livres les plus inattendus (et sans doute le plus mal compris). Désœuvré avait pour exergue : « la vie met longtemps à devenir courte (André Franquin) ». J’aime ce mot (qui me renvoie à l’essai de Jean-Luc Nancy : La communauté désoeuvrée que je lis d’abord en tant que traité de résistance). J’apprécie le fait que le doute s’installe dans ces territoires où la confiance en soi se doit d’être infaillible car le lecteur n’attend pas (et pourtant, les plus grands des générations passées – Hergé, Franquin – les ont fait poireauter plus d’une fois, ces lecteurs trop pressés). La bande dessinée a besoin de se déployer et non de se confiner. Et de vivre enfin une véritable ère du soupçon.

Alors que sont ces produits non finis que la main expérimente, une fois abandonné le principe répétitif d’un travail quotidien, une fois accepté d’errer, parfois comme sans but, sur la page ? S’apparentent-ils, d’emblée, aux travaux d’un autre domaine que l’on nomme aujourd’hui (pour combien de temps encore ?) l’art contemporain (car le dessin en est redevenu une des composantes, encore marginale, mais de plus en plus active) ?

Dans son essai Bande dessinée et narration (Puf), Thierry Groensteen pose, in fine, cette question : La bande dessinée est-elle soluble dans l’art contemporain ? Ce n’est ici le lieu de répondre longuement (car il en faudrait des lignes, des pages, donc beaucoup de temps et d’énergie, pour répondre point par point à cet essai, par ailleurs très intéressant, et argumenter sérieusement, sans tomber dans le piège de privilégier un domaine, sous prétexte de passion – et de compétence), mais il me semble d’abord nécessaire d’affirmer que, si l’on se place du côté des artistes, il n’est jamais question de rendre un domaine soluble dans l’autre (et réciproquement). Le projet de L’Éprouvette [4] (théorique, si l’on veut, touffu, multidirectionnel) n’a nullement été d’aligner des mots d’ordre (il y en eut, certes, en solo, mais sans avoir le défaut, du moins me semble-t-il, de rendre inaudible la polyphonie d’ensemble). Cette revue est née de la rencontre de plusieurs personnalités, de tempéraments fort différents, mais compatibles (et complémentaires). Une d’entre elles, au moins (sans doute deux, si l’on songe à Jochen Gerner), venait précisément de l’art contemporain (ou plutôt de ce qu’on a longtemps appelé la « modernité » en art – ce n’est pas une affaire récente). Si on lit attentivement ce corpus de plus de mille pages (et pas seulement ce qui est écrit en gros caractères), on peut se rendre compte que chaque assertion est, d’une manière ou d’une autre, réfutée un peu plus loin, ou du moins questionnée – le débat restant toujours ouvert. Je reste désolé que, de ce très gros travail de réflexion et d’écriture, on ne retienne, en général, que ce qui hurlait le plus fort (non sans humour, et non sans nécessité, soit dit en passant).

Que les défenseurs de la bande dessinée soient, encore et toujours, inquiets de voir l’objet de leur passion (pour certains, leur sujet d’étude) risquer de se faire écraser par le poids de la force de l’art (pour reprendre le titre officiel des récentes triennales d’art contemporain au Grand Palais – et l’an prochain au Palais de Tokyo), je peux le comprendre. Quoi qu’il en soit, l’objectif, aujourd’hui plus que jamais, est d’en finir avec les hiérarchies, non pour établir les bases d’une nouvelle « scène de l’égalité », mais pour transgresser cet usage, à la fois volontariste et puéril, du signe =. Il faut tout faire pour dédramatiser cette scène, la déthéâtraliser, afin de lui rendre son véritable pouvoir, celui d’attirer le regard, de le retenir tout en lui préservant sa liberté d’aller et venir, de décrocher et de se raccrocher, de s’absenter même, afin de vivre intensément une forme d’échange qui ne soit pas parasitée par le démon de la narration (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de récit à l’horizon, mais qu’il convient de s’en méfier, surtout s’il prétend rendre les choses plus claires).

Quant à Lichtenstein, les défenseurs de la bande dessinée (auteurs, critiques) ne sont pas ceux qui en parlent le mieux. Quel intérêt de regarder ses peintures en ayant à portée (ou en mémoire) le fragment de cartoon dont il est parti pour composer sa toile ? Ce fragment de réel (image imprimée le plus souvent sur du mauvais papier), il faut l’oublier pour se concentrer sur la peinture elle-même, dans sa nudité, dans sa singularité, dans sa matérialité. Si on veut vérifier si le travail de Lichtenstein tient, une fois passée la mode du pop’art, il faut tout simplement l’accrocher en compagnie d’un relief de Wesselmann (catalogué « pop » lui aussi), d’un Philip Guston dernière période ou d’un Barnett Newman des années 60. Si l’on veut se pencher de manière un peu neuve et prospective sur les affinités entre bande dessinée et art contemporain, il est recommandé d’oublier Lichtenstein (et de sortir des sentiers battus pour aller découvrir le très secret Yves Deloule ; et aussi tenter de comprendre pourquoi les peintres les plus libres de ce que l’on a tenté d’enfermer sous le terme de « figuration narrative » – comme Jan Voss – portent un regard extrêmement perçant sur la bande dessinée, préférant Gerner, Copi, Reiser ou Menu aux pseudo-plasticiens, tartineurs de toiles de la BD, dont on évitera de prononcer les noms…).

Où trouver ces frontières que certains voudraient faire exploser alors que d’autres tentent de les remettre à l’honneur, quand le désir d’en finir avec les vieilles lunes (qui éclairent si mal les territoires) devrait nous inciter à les dessiner, ces fameuses frontières, avec le tremblé dont j’ai parlé tout à l’heure : fines, en pointillés, légèrement mouvantes, fragiles, et peut-être même invisibles (ce qui ne les empêche pas d’être là, fantomatiques, donc agissantes) ?

L’art contemporain doit être remis à sa place quand il se prétend autre que ce qu’il est, quand il s’offre en pâture aux beaux parleurs (ou hauts parleurs) que sont les sociologues de l’art ; ou (pire) devient matière à pisse-copie dans un journal vite fait vite lu. La bande dessinée n’a pas à être défendue. Elle est ou n’est pas un art contemporain. Ce qui revient à dire : elle est ou n’est pas. Elle tient ou ne tient pas. Quand elle se la pète, à son tour (pour parler comme les nouveaux riches qui achètent à prix d’or le pire de la BD à encadrer), il convient de s’en détourner.

(à suivre)

Christian Rosset

[1] Ce sous-titre en clin d’œil à une célèbre fin de vers d’un poème d’Holderlin : « wozu Dichter in dürftiger Zeit. » (in Brot und Wein) que l’on peut traduire par : « à quoi bon des Poètes en un Temps de manque. »

[2] Entretien avec Aurélie Champagne dans rue89.

[3] On peut se les procurer en livre ; mais aussi les découvrir sur son blog.

[4] Trois volumes en 2006/2007 à L’Association. Et une collection forte aujourd’hui de 9 titres.