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masse ou l’étoile très filante

Jean-Philippe Martin

[janvier 2008]
Vingt ans que l’on n’avait plus de nouvelles de lui ! Alors que l’on pensait qu’il avait définitive­ ment déserté le monde de la bande dessinée après la parution de La Mare aux pirates chez Casterman en 1987, Francis Masse nous est revenu en 2007 avec la réédition en un volume, chez L’Association, de l’un de ses ouvrages majeurs, On m’appelle L’Avalanche, autrefois publié par Les Humanoïdes Associés, un recueil inédit d’histoires courtes au Seuil (en collaboration avec Le Dernier Cri), L’Art-attentat, accompagné du fac-similé de Le Roi de le monde, sa toute première bande dessinée, et enfin une exposition, présentée au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables d’Olonne. Faut-il voir dans cette réapparition tant attendue du grand artiste l’annonce d’un nouveau retour à la bande dessinée ? Rien n’est moins sûr !


Masse n’obéirait-il pas à quelque loi naguère formulée par Isaac Newton à partir de son observation du mouvement des astres et planètes et qui avait permis à Halley d’annoncer le retour cyclique de la fameuse comète qui allait porter son nom ? Comme la comète censée faire retour régulièrement à proximité de l’or­ bite terrestre, suscitant l’inquiétude autant que la fascination, l’œuvre de notre artiste grenoblois n’em­prunte-t-elle pas semblable trajectoire, traversant périodiquement le ciel de la bande dessinée après des éclipses de plus ou moins longue durée ? Une compa­raison que ne manquera certainement pas de récuser Francis Masse, qui dans un mémorable épisode des Deux du balcon, « Quanticos contre classicos », nous étourdissait de physique quantique, théorie dont on sait qu’elle ébranla les fondations de la physique newtonienne. Faisons mine d’ignorer ces critiques à venir et continuons à filer notre métaphore.

nouvelles aventures dans la quatrième dimension

Régurgité par le trou noir qui l’avait absorbé ces vingt dernières années 80, Francis Masse a refait surface aux Sables d’Olonne, le temps d’une exposition inti­tulée Les Trames sombres de Masse, présentée au Musée d’art moderne et contemporain de l’Abbaye Sainte­ Croix. Tous les ingrédients d’une histoire à la Mas­se étaient réunis : une station balnéaire, un musée­ abbaye ou plutôt une abbaye devenue musée qui détient une imposante collection de Gaston Chaissac et s’affiche comme un « outsider » dans le sens où il présente des artistes majeurs en phase de reconnais­sance - dixeunt ses responsables ! Le lieu idéal pour présenter les observations massiennes rigoureuse­ment scientifiques de mœurs fictives, ses subversions pataphysiciennes du réel, qui revêtent ici la forme d’un parcours d’une quinzaine de sculptures tendance Arte Povera, conçues à partir de matériaux de récupération. Des sculptures auxquelles Masse s’est consacré ces deux dernières décennies, dont les dessins préparatoires, gravures toutes en trames sombres, sont reproduits dans le catalogue de l’exposition. [1]
Où l’on vérifie d’emblée que l’humour et l’invention sans freins de Masse sont restés intacts avec, par exemple, la sculpture intitulée Les Cochons qui repré­sente deux squelettes de suidés qui se font face à chaque extrémité d’une scie à ruban qui est légendée comme suit : « Pendant ce temps les sangliers se fendaient la hure. Avec des cochonneries, des vertes et des pas mûres ».
Où l’on apprend que, s’il a lâché la bande dessinée à la fin des années 80 parce qu’elle ne parvenait plus à le nourrir, celle-ci demeure au cœur des préoccupa­tions de Masse. Dans l’entretien qu’il accorde au conservateur du musée, Benoît Decron (BD !), il décrit en effet ses sculptures comme le fruit de sa recherche d’un langage « nouveau et inattendu » obtenu par « l’hybridation sculpture/BD » qui consiste à matérialiser en volumes des codes signifiant le mouvement en bande dessinée. Une concrétisation des points de fuite, des lignes de vitesse qui impriment du mouvement à ces sculptures et les dotent d’intentions narratives qu’illustre bien cet ensemble de trois pièces séquentielles - un strip -, « Le Bigue Bogue », racontant l’his­toire d’une chaise de bébé qui heurte une comète !

Toujours pour l’exposition sablaise, l’artiste proposait une translation inverse, de la 3D (notre réalité, la sculp­ture) vers la 2D (planéité de la page, bande dessinée) à travers une trentaine de sérigraphies recueillies dans un somptueux recueil au tirage limité publié par Le Dernier Cri, Tsunami au musée, réalisées à partir de cases représentatives de ses principales bandes dessi­nées, transposées une première fois en volume sous la forme de dioramas, puis retrouvant l’espace à deux dimensions après avoir été redessinées pour être compilées en livre.
L’interview de Francis Masse dans ce catalogue est d’autant plus précieuse que l’artiste qui, pour reprendre la formule un brin euphémique de Benoit Decron, était devenu « rare » ces vingt dernières années, ne s’était jusque-là livré à ce genre d’exercice qu’à de trop exceptionnelles occasions [2]. Emboîtons-lui le pas.

le roi de le monde

Les premières apparitions dûment constatées de l’œuvre en constitution de Francis Masse dans le champ de la bande dessinée remontent au début des années 70. À l’époque, l’artiste est un jeune homme. Il étudie la sculpture aux Beaux-Arts et s’intéresse au cinéma d’animation. Il conçoit d’ailleurs quelques courts métrages aux titres évocateurs (Le Cagouince migrateur, le Jugement dernier, Évasion expresse) dont certains présentent des réminiscences de sa toute première BD - nous abrégeons à dessein - Le Roi de le monde. Resté inédit [3] jusqu’à l’initiative heureuse des éditions du Seuil de le publier en un tiré-à-part associé à L’Art-attentat, Le Roi de le monde est une suite d’histoires minimalistes et loufoques qui mettent en scène un père - le roi du titre, affublé d’un macro­ tarin et coiffé d’un béret - et son fils - un oiseau malingre acheté dans le catalogue de la Redoute -, qui échangent dans « un sorte de drôle français » et se défi­nissent comme « des rupestes bédés traduit avec un taïwane machine ». Sans autres ambitions que de « faire rigoler les copains... surtout si c’étaitdes copines ! », Le Roi de le monde contient en germes certains traits entre tous reconnaissables du travail de Masse, comme son humour langagier, son attrait pour les syllogismes confinant à l’absurde et une propension à l’improvi­sation à partir d’une situation - souvent improbable­ - donnée. Cette mécanique que l’on devine ici va s’affirmer et son univers, notamment graphique, si personnel, se mettre nettement en place à la faveur de deux événements.

macrorhino-épistémologie

À l’époque de Le Roi de le monde, la course dilettante et joyeuse de Masse, croise celle du journal Actuel dirigé par Jean-François Bizot. Organe de la contre­ culture, qui publie ces symboles du mouvement hippie que sont Crumb et Shelton, Actuel ouvre ses pages à Masse en 1973. L’autre événement déterminant est la rencontre avec le Suisse Gérald Poussin, lui aussi un touche-à-tout qui donne dans le film d’animation et la bande dessinée. Francis Masse tient Poussin pour son Pygmalion dont il avouera avoir cherché à imiter l’univers aérien, burlesque et nonsensique. Ensemble, ils créent et animent le fanzine Gonocoque. Puis Poussin propose à Masse de collaborer au journal Zinc auquel participent Nicoulaud, Bertrand et Berroyer, le fait entrer à Hara-Kiri suscitant l’intérêt des respon­sables des revues emblématiques de la « nouvelle bande dessinée » qui ont vu le jour à l’orée des années 70. Entre 1973 et 1977, il va ainsi disséminer dans L’Écho des savanes, Charlie Mensuel, Fluide Glacial, Métal Hurlant, ses histoires aux textes invasifs et jargonnants sans cesse en compétition avec un dessin fouillé et vibrant, fait de trames obscures sur aplats noirs qui renvoient aux gravures du XIXème siècle. Des histoires souvent emplies de grands ensembles à l’architecture néo-classique baroquisante et statique opposés au mouvement de vibrionnant personnages à gros nez en forme d’aubergine, longs manteaux, lunettes circulaires opaques et chapeaux ronds, imper­turbablement abîmés dans des courses éperdues évoquant celles des planètes, noyant le lecteur d’écho­lalies savantes, de psittacismes à portée philosophique. Images centripètes et centrifuges, superpositions de dimensions, comme dans les collages surréalistes, dessinent un théâtre de l’absurde où l’on n’est pas surpris de croiser des rhinocéros en ménage avec des cafetières et s’exprimant dans une langue impeccable.
Ionesco n’est jamais très loin ! Pour se faire une idée plus exacte de cette production bouffonne et vision­naire dispersée dans la presse de l’époque on se repor­tera à la compilation sous forme d’encyclopédie conçue par l’artiste pour les Humanoïdes Associés, (L’Encyclopédie de Masse, deux volumes, 1982 [4]). Un ouvrage que Masse définit comme L’Encyclopédie de macrorhino-épistémologie, la Macrorhino-épistémo­logie étant la « science moderne issue de la lointaine prose chère à Monsieur Jourdain et de la plus proche pataphysique, consistant à parler des autres sciences, sans connaissances particulières, simplement en mettant en scène des personnages à grands nez ».

un esprit à rationalité oblique

Publié en 1982, L’Encyclopédie de Masse est un livre­ charnière puisqu’il accompagne le premier retour de l’artiste à la bande dessinée dont il s’était mis en congé en 1977 pour s’en aller explorer durant quatre ans de nouvelles galaxies artistiques à la suite d’un différend avec des éditeurs jugés peu scrupuleux. C’est Philippe Manœuvre qui le raccroche à nouveau à la bande dessinée en lui proposant de créer une saga de science­ fiction pour Métal Hurlant. Pour le mensuel des Humanos, Francis Masse propose son premier et unique long récit, On m’appelle L’Avalanche, feuilleton épique dont le personnage principal, un aborigène au nez traversé d’un guidon de vélo de course et qui vit en ermite au cœur de la forêt de Guéserra-Serra, entreprend de se rendre en ville pour faire reconnaître son élection au perchoir à péroraisons. Avec L’Avalanche, on atteint les limites de ce que les mots sont capables de décrire : s’appuyant sur les stratégies et les codes du récit initiatique (la quête jalonnée d’étapes à fran­chir pour parvenir transformé à l’objectif), mais aussi ceux de la bande dessinée (L’Avalanche pourrait se lire comme une sorte de méta-BD auto-descriptive), Masse déverse à grands flots une épopée ridicule de grandiloquence, une poursuite-gigogne dans un décor urbain post-apocalyptique à la représentation quasi­ photographique, où l’Administration est élevée au rang de nouveau culte. Notre personnage va y croiser un chaman à bicyclette, un truand nommé Sinatra, des fonctionnaires sortis de Messieurs les Ronds-de­ Cuir, ainsi que la chauve-souris mange grenouille protectrice de la Cité. Bien nommé, L’Avalanche est un déluge verbal de bonimenteur, une exubérance textuelle traduite par un lettrage dense et étréci, des rouleaux graphiques surchargés de hachures à la Hetzel qui emportent tout sur leur passage, des débordements amphigouriques à toutes les pages où se mêlent Kafka, Courteline, Copernic et qui annonce le Brazil de Terry Gilliarn, Les Aventures de Julius Corentin Acquefaques de Marc-Antoine Mathieu ou les grotesques personnages de Nicolas de Crécy. L’un des protagonistes de ce récit dit à propos d’un combat qui se déroule sous ses yeux : « Toute cette apparente cacophonie est en réalité minutieusement réglée et minutée. » Formule qui pourrait bien s’appliquer à cette histoire et mieux que tout en décrire le fonc­tionnement interne. On m’appelle L’Avalanche, quintessence de l’œuvre de Masse extérieurement tumul­tueux et construit comme un « marabout d’ficelle », ressortit de l’art de l’improvisation musicale dont on sait qu’elle est loin d’être dépourvue de règles : on installe le sujet, lance les notes qui se dispersent dans l’éther avant de se combiner en mélodie. Ce qu’ex­plique Masse à propos de sa conception de la bande dessinée : « La BD, c’est du free jazz : on pose le thème, et place à l’impro. Plus le thème est solide pour se raccro­cher, plus on peut prendre de risques dans l’impro. Et le scénario coule tout seul. En fait, ce n’est pas le scénario, qui est le plus important. C’est la règle méca­nique de la partie. Comme pour le vivant, c’est la forme du squelette qui va induire toutes les possibilités de la vie future (un oiseau vole grâce à la forme de son sque­lette. Le squelette de l’homme ne lui permettra jamais de voler. Pas plus que celui de l’autruche ou du dodo, malgré leurs plumes !). La boucle est bouclée : les mécanismes de la création sont les mêmes que ceux du vivant. Et l’observation scientifique de ces mécanismes dans la nature m’instruit tout autant sur eux. » [5]

La majeure partie des ouvrages de Masse a disparu des catalogues de ses éditeurs ou n’ont fait l’objet d’au­cune réédition. Ce qui était le cas de On m’appelle L’Avalanche jusqu’à ce que L’Association entreprenne d’exhumer ce chef-d’œuvre. Un travail de longue haleine, pas moins de cinq ans et de « nombreux rebondissements » avant de convaincre l’auteur du bien-fondé de l’entreprise et de la mener à bien. Le résultat est à la hauteur de l’attente malgré les repro­ches que Masse a adressés à l’Association pour ne pas lui avoir permis de travailler à une version revue et corrigée de L’Avalanche. Louons donc de la sortie de L’Art-Attentat au Seuil, compilation mise en couleurs par Pakito Bolino de pages datant de la seconde moitié des années 80, parues dans Marcel, Rigolo, Métal Hurlant, Hebdologiciel, Hara-Kiri ou encore (À Suivre), en marge des séries Les Deux du balcon et La Mare aux pirates, qu’il publiait dans la revue des éditions Casterman. L’Art-Attentat est un recueil de joyaux absurdo-délirants où, aux charges sur la BD (Masse caricature allégrement Tintin, Bécas­sine, fait dire à son duo de philosophes, Dideret et d’Alembot, que la critique de bande dessinée n’existe pas, voire s’auto-caricature...), s’ajoute une diatribe sociopolitique sur fond de technologie, très en prise avec l’actualité du moment (la scientologie, la poli­tique indexée sur les courbes de sondage, les jeux vidéo...) - assez inattendue, l’auteur nous ayant habi­tués à des approches beaucoup plus obliques de la réalité. Autant de récits où l’absurde est repoussé jusqu’aux limites de la logique : les bouées-canards assurent le renouvellement de l’humanité, et De Gaulle désamorce une crise avec les extra-terrestres. C’est encore le cas de L’Art-attentat qui ouvre ce recueil et lui donne son titre, conçu pour un dossier d’(À Suivre) consacré au Centre Pompidou, dans lequel il assimile l’action artistique à une lutte armée, donnant à l’ex­pression « terrorisme intellectuel », un sens propre.
L’Art-attentat, auquel Masse a contribué activement, est une sorte de « Salut, à la revoyure » lancé au monde de la bande dessinée, avec lequel il ne renouera peut­ être pas.
Monsieur Halley avait calculé la date exacte du retour de la comète, et celle-ci repassa bien comme il l’avait annoncé des années plus tôt. Mais Monsieur Halley ne fut pas en mesure de le vérifier : il mourut cinq ans avant son triomphe scientifique et l’aboutissement d’une vie de recherches. C’était juste pour dire...

Cet article est paru dans le numéro 14 de 9e Art en janvier 2008.

les livres de Francis Masse.

[1Cahiers de l’Abbaye Sainte-Croix No.108 réalisé par Pakito Bolino et Le Dernier Cri. L’exposition présentait aussi des planches originales de l’auteur.

[2] En plus de l’entretien réalisé pour le compte de neuvièmeart, nous renvoyons à celui conduit par Jean-Christophe Menu pour Le Lynx No.7, en septembre 1986, peu avant que Masse ne tourne le dos à la bande dessinée.

[3] Quelques pages ont paru dans Le Canard sauvage des éditions Glénat.

[4] Hélas épuisé.

[5] In Cahiers de l’Abbaye Sainte-Croix No.108, Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, 2007.