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le roi de la bd : entretien avec francis masse

Phil Casoar

[janvier 2008]
Francis Masse est ce qu’on appelle un auteur rare. Non seulement parce qu’il a passé un quart de siècle sans produire de bandes dessinée, mais aussi parce qu’il s’exprime rarement - ou qu’il est rarement interrogé... Phil Casoar l’a rencontré en 2007 pour neuvièmeart et a recueilli ses propos sur sa carrière et son approche de la BD et de la bande dessinée.

neuvièmeart : Qu’est-ce que la bande dessinée t’a apporté à une époque ?
Francis Masse : Une précision : je n’ai jamais fait de « Bande Dessinée ». Je faisais de la BD. J’ai entendu dire qu’on a découvert la « Bande Dessinée » depuis -et que ça n’a rien à voir avec la BD. Donc je repose la question : qu’est-ce que m’a apporté la BD ? Eh bien ça, justement - que ce n’étaient que des initiales. L’initial, c’est le début, le commencement, la genèse. La BD c’était quelque chose de très simple et naturel, qui giclait. Comme le rock ou la baise : ça s’éjaculait. C’était la vie qui jaillit en direct. Cétait fait pour se marrer. Maintenant que c’est devenu la « Bande Dessinée », la boucle est bouclée. La Bande Dessinée, c’est la messe. L’oraison aux grands disparus. C’est les discours théoriques gravés dans des dalles de granit. C’est du patrimoine qu’on dépose religieusement dans des urnes. Effectivement, ça n’a rien à voir avec la BD.

Et qu’est-ce qu’elle ne t’apporte plus aujourd’hui ?
Les seuls rapports que j’ai eus dernièrement avec la BD concernaient des reprises (une première publication d’anciens en album et une réédition). Ce qui m’a déçu, c’est que ceux que j’ai fréquenté, qui semblaient ouverts à la dimension expérimentale de ce que j’avais fait, étaient aussi des fanatiques. Confondant « indépen­dance » et « intransigeance ». Dommage. Le vrai esprit d’indépendance libertaire qui fleurissait dans les années 70 est bien mort. L’indépendance d’aujour­d’hui n’est plus cool du tout. Dommage. À l’époque où je dessinais, je pensais que la BD allait muter et essaimer, notamment dans la presse écrite. Mes tentatives pour ouvrir le champ de la BD, notam­ment vers la science, n’ont pas été suivies - Les Deux du balcon : on m’a vite demandé d’arrêter ça : ça ne pouvait pas intéresser le public BD. Même chose avec La Mare aux pirates - des sujets pourtant plus de société. Ça n’a suivi qu’au premier rang. Le travail de l’artiste est d’avoir un regard individuel sur l’époque qu’il vit. Pour cela, la BD n’a pas mûri. Actuellement la « Bande Dessinée » nous surinforme sur les replis intimes des déssinateurs. Mais on n’apprend que le strict minimum sur leur perception du monde qui les entoure. Dommage aussi.

Peux-tu faire l’autoportrait du jeune Francis Masse qui dessinait Le roi de le monde ? Quel âge avais-tu ? Où et de quoi vivais-tu ? À quoi aspirais-tu ? Quelles étaient tes influences ? Lectures ? Films ? Musiques ? Autres dessinateurs appréciés ?
Le Roi de le monde, c’était vers 69-70. J’étais alors aux Beaux-Arts de Grenoble (je suis de 1948). J’étais devenu très tôt indépendant, au sens libertaire de l’époque : c’est-à-dire que je vivais de la palette des aides que je m’accordais à moi-même. Rien à voir avec le sens actuel d’indépendant, où les aides sont accordées par l’État ! Je ne vais pas rentrer dans le détail de ma vie débridée de l’époque : j’ai déjà lu des « bandes dessi­nées » autobiographiques et je sais quand même que ce qu’il y a de très fort, c’est parce qu’il ne se passe rien. Le niveau de mes aspirations était relativement modeste : j’aspirais surtout à bouffer. Surtout quand le restau U était fermé, et que je ne pouvais donc pas bouffer au rab. Même chose pour ma culture qui était un montage de tout ce que je pouvais récupérer. Bien que ça ne soit pas dans mes moyens, j’avais tout de même un film-culte : Pierrot le fou, de Godard - et un cinéaste-culte : Fellini. En musique, j’étais bien sûr un enfant du rock, que j’avais vu naître - c’était la grande époque des Stones, Hendrix, Joplin. Et il y avait le free jazz ! Coltrane, Shepp, Ayler, Sun Ra, vu en concert.
Je préparais donc mon diplôme de sculpture. Par la force des choses, sur moi, se préfigurait le punk, avec quelques années d’avance : mes jeans tenaient debout grâce au fil de fer barbelé - j’affolais les filles avec des épingles à nourrice dans le nez et les joues. Des rangers qui montraient les dents comme des gueules de requin, et pour unique vêtement d’hiver, un gilet de sauvetage reluisant de la patine de la crasse. Para­doxalement, je mettais un point d’honneur à prati­quer un art à l’esthétique diamétralement opposée.
Normalement, j’aurais dû donner dans le transgressif, qui commençait déjà. Mais pour moi, c’était un truc de bourge ! Donc je faisais de la sculpture super clean - courbes et contre-courbes exquises - marbre poli à se mirer dedans. Un ravissement pour les sens et l’esprit ! Sans doute avais-je besoin pour la tête de ce contrepoint : j’étais déjà complexe. Autre problème complexe à l’époque : je me demandais quand même comment j’allais faire pour me trouver un atelier personnel après l’école. Comme je n’avais pas non plus de cabriolet décapotable, j’avais trouvé un autre truc génial pour faire l’intéressant auprès des filles : la BD Le Roi de le monde. À lire en gloussant, collés au plus serré dans la pénombre des bistrots. Je faisais ça sur des chutes de massicotage d’affiches. Quand la natoriété de bistrot de cette BD est arrivée aux oreilles de Glénat, en 1972, je l’avais arrêtée depuis longtemps : je dessinais déjà à Actuel. Par la suite, lorsque j’ai eu l’occasion de m’essayer à l’animation, le personnage du Roi de le monde s’est tout naturellement imposé acteur principal.

Au bistrot, on lisait bien sûr Hara Kiri. Reiser était la grosse vedette. Mais j’avais déjà remarqué que Gébé avait plein de choses en plus. Circulait aussi Pilote avec la grande équipe de l’époque des Gotlib, Mandryka, Bretécher et Fred, qui tenaient la grande forme. Mais le dessinateur qui m’a vraiment marqué ces années-là, c’était Copi. En première ’année de Beaux-Arts, je m’étais carré­ment identifié à « Loulou ». Et avec mon pote Germain qui faisait La Dame assise, on se faisait notre petite impro tous les matins ! Le Roi de le monde est un peu la continuation solo de ces impros à deux. À part ça, en dessin pur sérieux, les grosses références c’était Stein­berg et Picasso. J’avais bien sûr la culture du dessin. Mais je ne pensais pas à lui comme expression directe.
J’étais plutôt plasticien. Et j’avais déjà acquis ma petite notoriété locale par de nombreuses expos.

Quelles sont les rencontres, au cours de ta vie, que tu considères comme déterminantes dans ta carrière d’au­teur de bande dessinée ?
Incontestablement, le personnage déterminant dans mon époque BD c’est évidemment Poussin [1]. Je suis de l’élite de ceux qui connaissent Poussin en vrai ! Je n’ai jamais rencontré ailleurs un pareil stakhanoviste de l’idée tordue. Cet humour de coucou suisse. Une imagination capable de fleurir sur autant de clichés. Un semblable robinet d’invention autonome en dessin. Poussin, c’est 24 images drôles par seconde : Poussin, c’est un dessin animé de Poussin vivant ! ll faisait de la nouvelle BD vingt ans avant qu’on ne découvre que c’était de la « Bande Dessinée ». Mais en drôle. Comme tous les talents exceptionnels, il en faut un peu pour l’apprécier. C’est pourquoi le grand public et le gros de la critique sont passés complètement à côté. C’est Poussin qui m’a introduit à Zinc, avec Nicoulaud et Berroyer. Et dans la bande d’Hara Kiri. Quand on y allait avec Poussin, j’étais super fier d’être le mec qui était avec lui ! Tout le monde s’arrêtait de dessiner pour le regarder faire son show, en connaisseur. Je me souviens de Wolinski qui n’était pas vraiment ce qu’on appelle bon public, se penchant vers moi, absorbé par le show Poussin, pour me dire : « Tu vois, Masse, je suis le contraire de Poussin, moi je ne gagne pas à être connu ! » (Il était dur avec lui, parce que c’était drôle !). L’autre personnage déterminant à Hara Kiri, c’est évidemment Gébé. Je me suis toujours demandé comment il pouvait rester aussi monolithique dans un tel chaos. Autant de poésie et d’intelligence dans cet environnement « bête et méchant ». Il m’a démontré ce qu’était le vrai caractère. ll y a eu Forest, que j’ai moins connu, mais dont l’empreinte reste très forte. Celui que j’ai beaucoup fréquenté en dehors de Poussin, c’est Rochette : c’est un peu le petit frangin, que j’ai embringué dans la galère de la BD. J’espère qu’elle ne l’empêchera pas d’exprimer à fond les qualités très parti­culières et complètement à l’opposé qu’il a pour l’image en peinture. Dans le domaine plus vaste des arts graphiques j’ai rencontré Pakito Bolino. C’est une vraie machine de guerre graphique qui a une inventivité dans la démolition que je trouve très constructive ! C’est donc lui qui a fait le Kromatovomi (la couleur) de l’album L’Art attentat. Pour l’occasion, il m’a sorti une technique tota­lement originale de sélection sur ordinateur en partant de mes trames et dessins noir-et-blanc. Ce qui donne une couleur entièrement au trait, qui semble dessinée par moi. C’est, bien sûr, réservé aux esthètes, comme tout ce qu’il fait. Cet album, je voulais que ce soit comme un cadeau d’adieu à la BD. J’ai donc donné tous mes droits d’auteur à Pakito pour ce travail. Je n’ai pas connu Pascal Doury mais son boulot a été un vrai coup de poing dans la gueule. Je n’ai jamais vu une telle rigueur super­ posée à une telle folie !
Par nature, je suis attiré par toutes les personnalités, forcément complexes, capables d’engendrer de la cohérenee en superposant des contraires. Quels qu’ils soient. Ça me paraît une qualité créative essentielle.

Comment inventes-tu un jour le personnage récurrent de tes premières bandes, l’homme aux petites lunettes et au chapeau rond ?
Je ne me souviens plus très bien comment exactement s’est inventé le « bonhomme de Masse ». Ça remonte au fin fond du siècle dernier... Mais je me rappelle quand même que je vouais, donc, une adoration sans bornes à Poussin. Et il se trouve que le Dieu Poussin faisait de la BD. Pour élever mon âme, je pensais donc que le mieux était donc d’essayer de l’imiter en tous points. Comment faisait-il donc pour faire ces merveilleuses BD si magiques ? Je les scrutais des heures pour tenter de percer le secret de leur étrange mystère. Et un jour je l’ai découvert : les bonshommes des BD de Poussin étaient chaussés de petites lunettes rondes, que leur regard ne pouvait traverser... Ils étaient emmurés à l’intérieur de leurs lunettes ! Tout le pathétique de la condition humaine se condensait dans le vide cosmique de ces regards ! J’étais persuadé que la clé de la BD était là. Et j’avais raison ! Grâce aux lunettes de Poussin, les gens pensent encore aujour­d’hui que je faisais de la BD. Merci Poussin, grâce à toi, on parle encore de moi dans le journal !

Quant au chapeau melon - je le répète tout ça remonte à très longtemps. Évidemment, vous, les jeunes, vous l’ignorez, mais de mon temps, tout le monde portait un chapeau melon.

Ton dessin tirait vers la gravure. D’où te venait ce goût pour le désuet, le délibérément vieillot, ce croisement de Voyages extraordinaires illustrés par Riou et Bennett, et d’underground américain hachuré au rotring ?
Le caractère graphique de mes BD d’une certaine époque n’a strictement rien à voir avec un goût quel­conque pour le vieillot. Il a plutôt à voir avec un goût pour la synthèse graphique. Dès le départ, je me suis intéressé à la capacité de l’image sur papier (donc en 2D) à contenir les éléments condensés de la troisième dimension. Le dessin linéaire (de type ligne claire) formalise les trois dimensions du réel par le langage géométrique de la perspective. Mais l’image en 2D autorise un travail beaucoup plus poussé sur la troisième dimension en ajoutant à la perspective le modelé (et les éclairages). Le travail de la texture de la matière même de l’image peut se faire manuelle­ment, avec plumette et encre de Chine (pour mon cas), pour les noirs, figurant les ombres (travail en positif). Et à la lame de rasoir pour retrouver le blanc du papier, figurant les lumières (travail en négatif). Ce travail en valeurs pouvait aussi se faire à l’aide de trames à coller (avant l’informatique, il y avait la colle !). Les trames permettaient d’obtenir facilement des à-plats dans toutes les nuances du gris. En lais­sant apparaitre par transparence la structure de l’image dessinée au préalable manuellement (Caro a poussé à fond cette technique pour en faire son style). Les graveurs anciens avaient effectivement une démarche analogue, mais avec des moyens différents (aquatinte, etc.). Mais le travail de l’image en 3D sur ordinateur qui a suivi participe exactement de la même logique mathématique au niveau des signes graphiques élémentaires (les pixels). Cette démarche sur l’image est donc parfaitement intemporelle. Moi-même, j’ai fini par trouver monotone le travail uniquement à base de trames mécaniques. J’avais remarqué à la loupe que les estampes comportaient un travail graphique très élaboré que je ne pouvais obtenir moi-même, ni manuellement, ni mécaniquement. Par photocopies, je me suis donc fabriqué des trames en recomposant abstraitement les signes graphiques élémentaires de ces estampes. Mon propos était d’enrichir au maxi­mum ma palette d’éléments constitutifs de mes ima­ges... Si les pixels informatiques avaient été tirés d’estampes, les images d’ordinateurs auraient aussi un look de vieilles gravures. D’où le quiproquo au sujet de mon supposé goût pour Riou et Cie. L’Avalanche et le 30/40 de chez Futuro sont faits dans cette technique, mixée avec le dessin manuel direct sur les person­nages et certaines parties du décor, qui ne pouvaient plus être traitées synthétiquement. J’ai encore appro­fondi ce type de démarche de synthèse graphique dans La Mare aux pirates. J’ai synthétisé tous les éléments du décor en planches photocopiées à différentes échelles (planches de voiles, de mer, de bateau, d’élé­ments de pont, etc.) afin de fonctionnaliser (et accé­lérer) au maximum la fabrication des images - ce n’était qu’une préfiguration (à la colle) de ce qui s’est fait par la suite par ordinateur. Cela dit, cette tech­nique, comme l’image de synthèse actuelle, est piégeuse - et comporte les mêmes défauts, si on la pousse à l’excès : on aboutit à une déshumanisation de l’image. Je l’ai donc abandonnée aussi pour revenir dans toutes mes dernières BD à un travail entière­ ment manuel (BD réunies dans L’Art-attentat). Évidemment, tout cela était totalement expérimental. Et complètement contraire aux standards d’image de la consommation massive -qui imposent une lecture immédiate. Je comprends parfaitement que, comme mes expériences d’écriture concentrée, ces images à haute densité aient été abhorrées par le consomma­ teur d’image lambda. Elles m’ont d’ailleurs totalement grillé. Ce qui n’est pas plus mal. Et m’aura permis de passer plus rapidement à autre chose !

La BD est un curieux compromis entre narration par l’image et narration par le texte. Compromis plus ou moins harmonieux. Dans certaines de tes cases, ce compromis tournait parfois à l’antagonisme... Comment est-ce que tu te dépatouillais de cette bagarre permanente entre bulles et images ?
Cette possibilité de jeu entre texte et image est une des propriétés très intéressantes de la BD. Dans son principe, la BD superpose deux langages basiques et parfaitement autonomes : l’écrit et l’image - mais chacun d’eux ayant acquis une culture spécifique­ment BD. Nous avons déjà vu que la BD récupère la 3ème dimension par la perspective et le travail du modelé (ça n’a rien de spécifique à la BD). Reste la 4ème dimen­sion : le temps (4ème dimension au sens de la physique, pas delà BD de SF !). Par la succession des images fixes (et le découpage) elle investit un premier niveau de temporalité (ça non plus n’est pas nouveau). Par contre la BD a la particularité d’avoir élaboré un système de signes, spécifique et cohérent, décrivant la tempora­lité : les émanatas [2] permettent ainsi de donner l’illu­sion de mouvement à l’image statique. Parallèlement, l’écrit de la BD a développé un langage spécifique de la temporalité avec les onomatopées et leur calligra­phie mise en mouvement. Quelqu’un de normal et de responsable ne manquera pas de faire redonder ces deux langages autonomes : on a beaucoup plus de chance d’être compris lorsqu’on rabâche deux fois la même chose, et qui plus est sous deux formes diffé­rentes : on est alors respecté et on vend bien. Par contre, quelqu’un de curieux de nature comme moi n’y voit pas un intérêt majeur. Au contraire, les champs inconnus qu’ouvrent une interférence, voire un anta­gonisme, entre ces différents niveaux de langage m’ont toujours paru hautement jouissifs ! Résultat : c’est vrai, je ne suis pas respecté et je vends mal. Mais au moins j’aurai pris un sacré pied ! Ça aussi, c’était encore de ces expériences qui ont mis en ébullition le cerveau de la ménagère de moins de 40 ans.

Comment conciliais-tu ton goût du dessin « sans parole » (tel qu’il apparaît par exemple dans les inter­ludes de La mare aux pirates) ou du film muet (comme Évasion Express) et ton penchant pour la logorrhée à visée comique ?
Ha ! On finit quand même par y arriver, à cette fameuse « logorrhée » ! C’est comme dans les contrôles de police. On n’y coupe pas. Avec l’ordinateur. T’as commis un jour une infraction de logorrhée. Tu te traînes ça comme une casserole toute ta vie. Donc, comment cela s’est-il passé ce fameux crime
contre l’humanité ? C’était en 82, après une période de silence total de plusieurs années. Pas le moindre mot, la moindre lettre, n’était sorti de ma plume. Manœuvre débarque pour me réactiver, et me dit « Pour Métal, fais-nous une saga de SF dans le genre Jodo/Moebius. » Il me montre ce que c’est. À la lecture, le scénar de Jodorowsky me fait penser à de l’écriture automatique. Je me dis : « Pourquoi pas essayer ça ? Ça doit être marrant ». Seulement je n’avais pas réalisé que pendant mon silence, le verbal s’était accumulé en amont. J’enfourche donc mon stylo de SF, et en avant ! Dès le premier mot sorti, le barrage s’est déchiré. Et tout le paquet a jailli. J’ai été le premier surpris ! Je n’ai pas essayé de contrôler. J’ai laissé pisser le jet. Haha ! C’était bon. Ça me soulageait. Je me suis contenté d’appeler ça : On m’appelle L’Avalanche, ce qui était un descriptif assez clair de la chose.

Évidem­ment, comme toujours, j’étais à des années-lumière des considérations de conformité aux normes ou autres quotas de texte autorisé : j’étais dans mon trip de free-jazz graphique et d’écriture. Et je prenais mon pied. En retour direct, je me suis pris en pleine poire une immense pancarte blindée de « super intello-super gonflas ». Je n’avais évidemment pas vu la chose sous cet angle-là. Et je ne pensais pas non plus que j’avais provoqué un pareil traumatisme dans la culture populaire ! Je me suis retrouvé congelé sur place, avec cette pancarte en travers pour l’éternité. Depuis cet instant, si vous prononcez le mot « Masse » devant l’homme de la rue, aussi sec il répondra du tac au tac « logorrhée ». C’est du Pavlov de base. Ça n’a rien à voir avec ce que j’ai fait avant ou après, qui a pu être d’ailleurs muet. Non. C’est « Masse » = « logor­rhée » - et c’est point-barre. Le pire c’est qu’à L’Association, ils n’ont pas compris que c’était de la logorrhée, ils pensent que c’était de la littérature ! Moi, bonne pâte, depuis vingt ans que cet album avait été pilonné, je m’étais dit « Bon, allez, pour une réédition, je ne vais pas encore être salaud avec ce pauvre public-qui-ne-m’a-rien-fait, je vais faire un effort pour arranger ça ». Mais que dalle ! Ils se sont dépêchés de le sortir en vitesse pour ne pas prendre mes retouches ! Avec les « intransigeants de l’opiniâtreté », pas question de toucher au patrimoine. (Attention, le patrimoine, c’est juste les BD. Moi, normalement, je devrais être mort. Que je frétille encore est du plus haut mauvais goût !) À la sortie du bouquin, on me dit qu’on va en parler sur France Culture. Je me dis « Ha ! France Culture, on va sûrement parler de mon silence depuis vingt ans. Le regretter, peut-être, qui sait. » J’allume le poste. Pre­mier mot que j’entends : ...« logorrhée »... Putain ! Cette fois-ci, mes expériences contre-culturelles ne s’étaient pas contentées de traumatiser la culture populaire. C’était carrément la Culture de la France !

Le Cagouince migrateur, Évasion Express étaient pleins de promesses. Le dessin animé, un rendez-vous manqué ?
C’est par hasard, à Actuel, en ouvrant un carton de story-boards devant Claudine Maugendre, que l’un d’eux (une première version, disons « underground », du story-board d’Évasion Express) est devenu ma première BD publiée. Si cet événement fortuit ne s’était pas produit, ne doutons pas que c’est le rendez-vous avec la BD qui aurait été manqué ! (autres rendez-vous manqués [dans l’ordre chronologique] : agent de police [pour les gants blancs], coureur cycliste [pour la fille à l’arrivée], ingénieur [pour mes parents], etc.)
Pour­quoi avoir obliqué sur la BD à ce moment-là ? Tout simplement pour une affaire de tempo. En BD, tu as une idée. Quelques semaines après, c’est plié. Distribué par NMPP (à l’époque). En animation, rien de tout ça : au mieux, un an après l’idée, tu attends encore la réponse pour l’avance du CNC. Au moins bien, tu as déjà obtenu l’avance. Mais ton prod’ a déjà claqué tout le fric pour boucher les trous de sa compta : comme tu ne peux plus faire le film, tu te retrouves grillé pour la suite au CNC. (Tiens, ça, c’est marrant. Ça a l’air réaliste. On dirait du vécu.) Je sais bien que norma­lement j’aurais dû « valoriser mes dons » dans une poussière d’étoiles de fées - mais, moi, j’ai toujours tout fait à bloc ! T’étais au taquet ! Je n’y peux rien si, derrière, c’était vraiment n’importe quoi. Quand j’ai vu que ça devenait l’impasse pour moi en BD fin des 80, je me suis remis à bloc dans l’animation. Un pilote pour une série télé que j’ai tourné. Tellement le nez dans le guidon que, dans l’élan, j’avais fait l’animation pour deux autres pilotes ! Mais je débarquais vraiment. Je croyais naïvement que si on faisait des pilotes de séries télé, c’était pour que ça passe un jour à la télé. Je n’avais rien compris au film : on faisait des pilotes de série télé pour faire le nombre exact d’heures décla­rées, pour permettre de toucher le chômage : toute la finalité était là. Je croyais avoir fait de l’animation. Ce n’était que de l’intermittence du spectacle. Très peu pour moi. J’avais les boules et j’ai mis les pouces. Et je suis donc reparti vers de nouvelles aventures, cow­-boy solitaire dans le crépuscule du matin blême... Puisqu’on parle de ces films, je profite de l’occasion pour lancer, à tout hasard, une petite annonce à qui posséderait une copie (sur n’importe quel support) du Cagouince migrateur. Je n’ai pu retrouver dans un gre­nier qu’une partie de l’animation, bouffée par les rats. Elle a été retournée pour l’expo des Sables d’Olonne. Plus difficile : une copie de ce qui a été programmé un jour à la télé (peut-être chez Michel Lancelot) du film en pixillation La première ascension du Mont Blanc par un Français. Introuvable (même chez le prod’). Peut­ être un fou furieux de l’animation a-t-il enregistré ça.

Comment s’est effectué pour toi le passage de la bande dessinée à la sculpture ?
Comme je l’ai déjà dit, le passage s’était déjà fait dans le sens sculpture-BD, pour raison de dèche, à la sortie des Beaux-Arts. L’arrêt de la BD s’est fait de la même façon, pour raison de dèche, fin des années 80. Plus de journaux de BD pour gratter de la pige. Un public confidentiel pour les albums. Pilonnage des albums : donc même plus d’étagère au fond d’un hangar pour les poser. Trop cher. Bien sûr, « passer de la bande dessinée à la sculpture », ça, c’est des trucs que j’ai lus dans le livre Bambi est une artiste de la Bibliothèque rose. Mais, moi, j’étais dans la vraie vie. Et je suis donc passé de la BD à essayer de gagner ma vie, avec ce que je savais faire. Après ce retour pour rien à l’animation, il a fallu innover. En empruntant à la banque, je suis donc passé d’auteur de BD à auteur d’apparte­ments à louer. Ce qui, j’en conviens, est très très mal d’un point de vue déontologique. Mais beaucoup plus réaliste d’un point de vue économique (les droits d’au­teur de placoplâtre n’ont rien à voir avec ceux d’au­teur de BD !). Et aussi, je n’avais, enfin !, plus aucun compte à rendre à personne. J’avais connu beaucoup trop de galères en BD et en animation pour persévérer là-dedans. C’est avec un immense soulagement que j’ai profité de mon autonomie et de ma liberté nouvelle. J’en ai profité pour vivre en accéléré les vies que j’avais oublié de vivre : la vie en 2D du papier de la BD, c’était bien fini -je réinvestissais enfin les 4 vraies dimen­sions du cosmos ! Et j’avais donc enfin les moyens d’avoir un atelier. Et je suis donc, alors seulement, tout naturellement revenu à la sculpture. Cette fois-ci entièrement pour mon plaisir. Et sans l’omniprésence de ces yeux globuleux scrutant ma logorrhée par dessus mon épaule. (Depuis j’ai liquidé les apparts.)

Qui est Francis Masse à 59 ans ? Quelles sont tes désillu­sions, et tes aspirations, s’il t’en reste !
Tu penses bien qu’à mon âge il ne me reste ni aspira­tions, ni cheveux, ni idéal de justice, ni dents, ni foi en les valeurs, ni doigts. Vu l’usure de mes jambes, on a planté directement mon tronc dans un pot, avec une ficelle tirée par un chien. Cela dit, je garde l’esprit ouvert. Et je confesse que je m’intéresse beaucoup plus au monde, aux arts plastiques et à la science qu’à mon nombril (ce qui pourrait me plomber si je devais me lancer dans la Bande Dessinée). Concernant le domaine de la BD qui intéresse cette revue, j’ai donc commencé une réédition chez deux éditeurs diffé­rents (la BD est une grande famille et je n’aurais jamais eu le cœur de séparer ceux qui s’aiment). Pour une suite éventuelle, c’est mon libre arbitre qui primera. Je suis donc, comme toujours, ouvert à toutes les possi­bilités. Mes choix iront vers celles où je serai consi­déré comme un partenaire à égalité, avec qui on discute (il est fou lui !!). Ce n’est donc qu’une aspira­tion. S’il n’y a pas de suite, je m’en fous. Les albums de Masse, je les ai déjà.
À part ça, j’aspire à continuer à vivre ma vie. En roue libre. Mais ce n’est pas le propos de cette revue. Je veux juste dire que je n’aspire pas à m’essayer à la « Bande Dessinée ». Mais comme je l’ai déjà dit, la BD, par contre, c’est comme le rock ou la moto. C’est un truc soit de très jeunes, soit de très vieux. Comme dans la pub pour les couches avec des motards. Alors, va savoir... Pour moi aussi, l’âge des couches se rap­proche...
...quoique, il n’y a rien qui presse (encore une aspi­ration).

Propos recueillis fin septembre 2007 et parus dans le numéro 14 de 9e Art en avril 2008.

les livres de Francis Masse.

[1] Gérald Poussin. Artiste suisse né à Carouge en 1946. Il a fait du dessin animé dans les années 70, de la bande dessinée dans les années 80 (Tendance débile, 1979 ; Papiers gras, 1981 ; Les Aventures de Buddy et Flappo, 1983 ; Le Clan Cervelas, 1986). Peintre, sculpteur, créateur de décors et costumes pour le théâtre, à l’occasion comédien, il a par ailleurs décoré des façades pour la télévision suisse, un aéroport, un hôpital, des aires de jeu...

[2] Terme inventé (avec beaucoup d’autres) par le dessinateur américain Mort Walker dans son Lexicon of Comicana pour désigner les traits dessinés autour de la tête qui indiquent la surprise.