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l’authentiquement faux

Benoît Berthou

Longtemps, je me suis demandé ce que mon ami Thierry Smolderen voulait dire lorsqu’il parlait de la bande dessinée comme un « art forain » et la plaçait sous l’empire de « l’attraction » [1]. La formule a en effet quelque chose d’insolite : le neuvième art serait-il le royaume des trains fantômes et ses livres avanceraient-ils mus par une crémaillère, à l’instar des wagons qui grimpent péniblement en haut d’une solide pente avant de nous précipiter dans le vide ? Pourquoi pas, sans doute peut-on lire une bande dessinée, voire l’histoire de la bande dessinée, de la sorte ; et c’est ce que fait Thierry au sein de l’étonnante biographie de Winsor McCay [2] qu’il a réalisée avec Jean-Philippe Bramanti. Le récit de la vie du père du plus grand rêveur de l’art graphique commence en effet au sein d’une attraction : une balançoire hantée qui permet de voir le monde sens dessus dessous.
Mais tout cela est encore trop noble et l’attraction mène ici à l’une des plus belles créations du neuvième art : quitte à parler forain, autant aller chercher des manèges qui ont vraiment l’air toc et nous livrent une épouvante que l’on devine dessinée et peinte avec les moyens du bord. Quelque chose qui relève finalement de ce qu’Abraham Moles érige au rang d’un « principe de médiocrité » faisant que certaines œuvres parviennent à toucher un absurde graal esthétique : « l’authentiquement faux » [3]. Attention ! Il ne s’agit nullement du « faussement authentique », d’une mauvaise reconstitution comme nous en livrent tant de bandes dessinées dites « historiques » sous couvert (parfois) de pédagogie. Non ! Il s’agit d’un « vrai faux », d’une espèce de « faux en soi », c’est-à-dire d’un mode d’expression qui ne chercher nullement à faire vrai (ni même « comme si ») et se place d’emblée sous le signe de ce que Baudrillard a en d’autres temps nommé le « simulacre ».
Ce « faux »-là serait alors le produit de toutes les attentions : un auteur lui a consacré tout son temps, toutes ses forces, a minutieusement construit un récit se situant au-delà de toute véracité. L’artificiel (ou mieux, le grotesque) serait son point de départ et son seul postulat ; proposer au lecteur un livre qui ne saurait le duper, sa seule finalité. Il s’agit juste de jouer à se faire peur, sans que cette émotion jamais ne puisse être prise au sérieux. N’est-ce pas par exemple le plaisir que procure une œuvre comme Le Piège diabolique d’Edgar P. Jacobs ? Nous voilà en effet face à la plus « foraine » des couvertures : le célèbre barbu, ressemblant pour l’occasion à un lointain parent du Bibendum Michelin, fuit une foule hétéroclite de gueux (avec épées, massues, haches, bref tout ce qu’il faut pour une jacquerie digne de ce nom) surplombée par un tyrannosaure (semblant fait de peluche) et d’étranges sphères aux allures de champignons…
« Jacobs, homme d’opéra, est un maître des ombres théâtrales, des nappes de nuit et des abîmes contrastés » [4] : est-ce vraiment le même homme dont parle ici Pierre Sterckx ? Car en fait d’opéra, il nous convie effectivement dans un parc d’attraction : par la grâce d’une élégante machine (toute simple : une boule et deux anneaux), Mortimer découvre successivement une préhistoire qui a peut-être inspiré Prehistologia (à 5 kilomètres très exactement de Rocamadour, sur la départementale 247 : rien de bien exotique !), un Moyen âge digne de la Cité Médiévale du Puy du Fou puis un futur (plus littéraire) rappelant Métropolis ou Quand les ténèbres viendront d’Isaac Asimov. Las ! Tout ici transpire le décor en carton-pâte, de ce « végétal disparu depuis 150000000 d’années » [5] dont on devine qu’il n’a jamais vu de sève à ces hommes d’armes qui « semblent sortis tout droit d’une miniature du XIVème siècle » [6] aux dires de leur auteur (sic !).
Je sais, je sais… On m’objectera que c’est là le point de vue d’un homme du XXIème siècle contemplant avec mépris (à l’instar de tous ses contemporains, allons-y !) une bande dessinée datant de 1960. Que nenni, l’argument ne porte pas ! Lorsque Liquois et Marijac conçoivent Guerre à la Terre dans les années 40, la raideur de ces poilus envahisseurs ou les regards angoissés des envahis font que le lecteur ne peut qu’être entraîné dans ce ridicule conflit. À l’inverse, lorsque René Brantonne réalise Radarex (dont le musée de la bande dessinée d’Angoulême conserve une belle planche [7]) dans les années 60, le simplisme pyramidal des décors et la grâce des hommes ailés font qu’il sait être d’emblée face à un « récit de genre » (comme on disait à l’époque). Le Piège diabolique nous place dans une autre dimension : celle d’une esthétique du factice, d’une œuvre que l’on ne peut lire qu’amusée, aussi bouffonne finalement que la pantomime de son chevalier blanc de héros.

Benoît Berthou

[1] Voir par exemple Alain Boilat, « Les attractions de la bande dessinée. Entretien avec Thierry Smolderen », dans Les Cases à l’écran. Bande dessinée et cinéma en dialogue, L’Equinoxe, 2010, p. 329-351.

[2] Thierry Smolderen et Jean-Philippe Bramanti, McCay (4 tomes), Delcourt.

[3] Abraham Moles, Le kitsch, L’art du bonheur, Paris, Maison Mame, 1971, p. 71.

[4] Pierre Sterckx, « L’avènement de la ligne claire », dans Les Maîtres de la bande dessinée européenne, BNF/Seuil, 2000, p. 52.

[5] Edgar P. Jacobs, Le Piège diabolique, Blake et Mortimer, 1990, p. 9.

[6Ibid., p. 14.

[7] Voir Thierry Groensteen, Asterix, Barbarella & Cie, Somogy, 2000, p. 124.