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quelques médias en voie de disparition : de la presse à la bande dessinée…

Gilles Ciment et Stéphane Natkin

En décembre dernier le ministère de l’Industrie lançait un appel d’offre « grand emprunt » sur le thème du patrimoine numérique. Si la numérisation est considérée comme la forme ultime de conservation, le numérique, lui, tue… La chose est consommée en matière de musique, l’inquiétude est grande dans la presse, les éditeurs de livres commencent à négocier leurs territoires avec Google et autres Apple, tandis que certaines professions ont une vague conscience qu’elles sont une race de dinosaures qui n’existera plus dans quelques année. Pendant ce temps la fête continue : de la rentrée littéraire foisonnante à la fréquentation des salles de cinéma (record en 2010) en passant par le Salon du Livre de Paris ou le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême… on festoie pour oublier cette odeur de charogne. Ceux qui daignent répondre aux inquiétudes sont formels : de toute façon la transition vers le tout numérique n’est pas discutable ; comme toute révolution, celle-ci comptera ses morts… mais ce sera mieux après. Et puis quoi, pourquoi diable serait-on « contre » le numérique ? N’est-ce pas, après tout, un formidable moyen de conservation et de diffusion culturelles ? Ainsi, il suffirait de numériser un contenu pour en faire un contenu numérique. La télévision numérique, c’est de la télé avec les même producteurs et les mêmes consommateurs, sauf que c’est numérique et sur écran HD, bientôt en 3D. Pour la bande dessinée, il suffirait d’un bon scan et d’un débit raisonnable et le « petit miquet » sera en ligne. Sur l’iPhone c’est un peu plus compliqué, question de mise en page, mais avec l’interface tactile et un doigt pas trop gras on peut dès aujourd’hui passer de case en case.
Le seul problème qui reste à résoudre serait de vendre le contenu numérique dans un univers ou tous les consommateurs ne consomment que du gratuit... Une fois que le modèle économique sera trouvé, tout sera comme avant. Ça pourrait même être mieux, entend-on : plus de grève du Syndicat du livre, plus d’intermédiaires coûteux comme les libraires, les kiosques à journaux et les salles de cinéma… On en garderait quelques-uns juste pour le principe, les lancements promotionnels (durée d’un film en salle : un jour) et la conservation du patrimoine (analogique).
Cette vision « économico technique » ne vivra pas plus d’une décennie. Il faut un peu plus de créativité pour appréhender ce qu’est réellement le numérique. Le courrier électronique n’est pas né de la numérisation du courrier papier, le Web n’est pas la numérisation des fonds documentaires, pas plus que les réseaux sociaux ne sont la numérisation des clubs de bridge.
C’est une nouvelle écriture qui est en train de se créer. Elle s’appelle le transmédia. De quoi s’agit-il ? D’inventer des contenus qui n’existent et ne vivent que par les interactions entre différents médias. Le jeu vidéo a été pionnier dans ce domaine. En 2004, Eric Vienot produisait In Memoriam, un jeu qui nécessitait d’enquêter sur le Web, qui relevait du spectacle vivant puisque, via le courriel et le téléphone, le joueur entrait en contact avec des acteurs et utilisait les codes et les moyens de production esthétiques de la série TV. Le jeu est ensuite devenu un réseau social qui a créé ses propres épisodes, échappant au contrôle de son créateur. Aujourd’hui, de plus en plus d’artistes, de créateurs et d’auteurs conçoivent leur œuvre comme multidimensionnelle. La mise en réseau des médias autorise désormais des interactions et la mise en commun de différentes disciplines au service d’un même propos ou d’une même démarche : il en va ainsi de l’adaptation de bandes dessinées au format numérique, pour le cinéma, pour le jeu vidéo, etc., ou de la conception multidimensionnelle dès l’origine de l’œuvre.
Parallèlement, un grand nombre d’auteurs migrent désormais du livre à l’animation, du cinéma à la programmation informatique. Ce qui annonce, depuis quelques années, une nouvelle génération d’auteurs pluridisciplinaires… En quoi le transmédia, c’est-à-dire les nouveaux et multiples formats, influent-ils sur les contenus culturels ? Comment les nouvelles formes de médiations (web streaming, e-pub, blogs, etc.) transforment-ils les rapports tout au long de la chaîne « conception, production, diffusion, réception » ? A-t-on le droit d’exiger que le débat public se hisse à la hauteur des nouveaux enjeux, au-delà de la simple approche du marché potentiel ?
Alors qu’Eric Besson vient de lancer le Conseil national du numérique et une consultation nationale sur le sujet, il faut surtout éviter de ne voir que deux aspects qui, jusqu’à présent, concentrent les énergies : la réindustrialisation par le silicon et les ruptures technologiques. Tous les experts savent que, à quelques exceptions près (par exemple autour de Grenoble et Marseille), les fondeurs et les assembleurs pour le monde entier sont, pour quelques décennies, en Asie. Les ruptures technologiques sont, en revanche, à notre portée et les forces de quelques-uns de nos pôles de compétitivité sont incontestables. Mais c’est bien dans l’écriture, prise au sens large, le design des interactions, la cocréation avec les usagers… que se situe le véritable défi. Pour reprendre les quelques exemples récents, le succès de Google repose bien sur une technologie innovante d’exploration du Web, mais ce qui le distingue de ses concurrents, c’est sa pratique de diffusion ; Facebook s’appuie sur des moyens presque banals, mais créé un nouveau type de relations ; Twitter exploite le « chat » qui existait depuis plus de dix ans dans les jeux massivement multi-joueurs et, bien avant, sur notre minitel, mais Twitter, c’est une autre façon de propager ce chat.
Il est donc indispensable de montrer et promouvoir ces nouvelles possibilités d’expression. C’est l’expérimentation dans l’interaction entre le lecteur et le journal qui doit devenir le cœur des formations de journalistes ; c’est la production de contenus courts et transmédia que les chaines de télévision doivent porter ; et la bande dessinée interactive doit être valorisée dans tout festival dans le domaine. Les principes d’écritures et les techniques d’interaction, qui ne sont pour l’instant que l’apanage du jeu, seront la forme de ces nouveaux médias.
Dans ce domaine, la France à de véritables atouts.
De l’événementiel à la communication politique, quelques grands acteurs du monde des médias, tels Orange et Arte, ont conscience de l’importance de cette nouvelle forme et se sont lancés dans la production.
La France dispose d’écoles qui lui sont enviées dans le monde entier. L’enseignement basé sur les projets et la créativité des étudiants n’existe pour l’instant pas en Chine, et peu en Asie. Profitons encore quelques années de cette avance en matière de formation de créatifs. De plus, ces écoles sont basée sur un système universitaire souvent décrié, mais qui a ses atouts : à qualité égale d’enseignement, un Master jeu vidéo coûte à un élève 300€ par an à Angoulême, contre 30.000 dollars par an à Pittsburg.
Les jeunes créateurs de contenus maillent notre territoire d’entreprises innovantes. Leurs faiblesses sont d’être trop petites et pas assez solidaires. Mais quand ils se regroupent et se structurent, ils acquièrent force et visibilité. L’image de quelques-uns de nos pôles de compétitivité, tel Cap Digital, est devenue, en quelques années, incontestable.
Cependant, il reste encore pas mal de chemin à faire face à des concurrents
aussi dynamiques que le Canada ou Singapour. Pour cela, quelques principes
élémentaires :
• Ne pas s’asseoir sur les positions « acquises » : ne touchez pas à mon beau journal en papier, mes bobines de film 35mm, mes émissions en prime time et mon défunt marché des CD.
• Ne pas considérer que la numérisation desdites positions acquises constitue
une nouvelle forme de communication.
• Ne pas confondre nouvelle forme de communication et rupture technologique. Les deux sont nécessaires mais à des stades différents. C’est l’utilisation d’une ex-rupture technologique, vieille de quelques années, pour créer de nouveaux types de contenus qu’il faut rechercher.
• Cesser, dans tous les systèmes d’incitation, de ne compter que les emplois
directs. Les usines à idées ne rivalisent pas de ce point de vue avec les usines à objets, mais notre système culturel nous permet d’être hautement plus compétitif dans le domaine des usines à idées que dans celui des usines à objets.
• Ne pas diminuer, comme on l’a vu récemment, le soutien aux jeunes entreprises innovantes, mais au contraire l’étendre aux jeunes entreprises créatives.
• Favoriser l’arrivée des créateurs, jeunes et vieux, modérés et barjots, blancs,
jaunes, noirs ou verts en France. C’est ce qui a fait de Paris, durant une grande
moitié du XXème siècle, une des capitales de l’art et de la culture.
Il est donc temps d’ouvrir un débat sur cette révolution majeure, de valoriser
les acteurs porteurs des transformations en cours autant que d’associer des
filières et métiers qui ne les vivent que comme une menace. Culture, industrie,
recherche… s’agit-il là de débats mineurs ? Ou au contraire d’un débat hautement politique, à moins que la politique, partout ou presque, ne disparaisse elle aussi… numérisée ?

Gilles Ciment et Stéphane Natkin

Ce texte a été distingué dans le cadre du Grand Prix de l’Impertinence 2011, organisé par la fondation Prospective & innovation et le Cercle des entrepreneurs du futur, et publié dans Impertinences 2011 : onze contributions pour penser et agir autrement (La Documentation française, 160p., 10€). Nous remercions les organisateurs et la Documentation française de nous en avoir permis la publication dans ces colonnes.