Consulter Neuvième Art la revue

plaisir des livres

Jacques Samson

Il y a dans le fait de voir un film — comme d’ailleurs dans le simple fait de vivre — quelque chose qui suscite en moi une manière de déploration. Je ne parle pas de l’imagerie habituelle accompagnant le cinéma : rêve éveillé, fantaisie, plongée dans l’espace écranique, etc. Non. Je pense plutôt à cette propriété qu’ont les images du moment de repousser les précédentes et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus et que le film soit fini. Qu’il ne reste en fait rien de rien des images vues… Rien de la réalité du spectacle de leur défilement. Rien de la réalité matérielle de ce visionnage. Hormis peut-être l’emploi quelque part de citations de photogrammes. Mais cela a peu à voir avec le ressenti du film. Il ne se conserve rien de plus qu’un souvenir prenant l’aspect d’une reconstruction très éloignée de ce qu’on a vu. À la différence du cinéma, ce que j’aime avec les livres, c’est qu’il y a toujours quelque chose de réel qui survit à la lecture. Et ce quelque chose est le livre lui-même, l’objet livre, témoin de ce qu’il y a eu de la lecture. Et attestation d’un parcours singulier de lecture balisé par une mémoire locative de mots ou de phrases, et parfois aussi par des annotations personnelles conservant la trace physique d’un état bien réel de notre vie de lecteur. Relisant récemment Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce, découvert quand j’avais 18-19 ans dans la collection « Du monde entier » de Gallimard, je gardais le souvenir très vif de passages du roman, certains annotés à l’époque, et souffrais de ne plus avoir accès à cela dans l’édition Folio que j’avais dû me procurer, ayant depuis longtemps perdu la précédente.
On l’aura compris, je n’aime pas l’idée de la disparition des choses lues. Et la fugacité même de la lecture. Si éphémère qu’elle se couvre aussitôt d’une impression d’irréalité. Dans un monde qui trouve à s’incarner dans des réalités tangibles, j’aime que ma lecture ait laissé une trace, une empreinte, un reste, qu’elle ait déposé quelque chose de matériel, quelque part. Il m’importe que le plaisir de la lecture subsiste dans l’épaisseur feuilletée des livres. Qu’il résiste au temps grâce à leur inertie d’objets, tellement attractive pour ceux qui aiment lire. Et relire. Ce qui est mon cas. Car il y a toutes sortes de manières de retrouver et redécouvrir un livre. Surtout que ce sont des objets — parfois très beaux — auxquels on s’attache. Je ne parle pas ici de la lecture fonctionnelle ou purement informative, mais de celle qui mobilise des affects et fait sens intimement dans notre vie. Ainsi le livre est davantage qu’un contenant de mots. Il révèle aussi un contenu de mots. Recueillis en volume, les mots portent les instructions de lecture à la dimension de leur prise d’espace. Chaque page est une image du texte qui informe la lecture. Il faut voir comme la plupart des auteurs accordent de l’importance à la fabrique de leurs ouvrages, à leur visualisation. Qui varient d’ailleurs beaucoup selon les cultures, les langues. Le livre est un véritable lieu du texte. Il creuse pour lui un habitat pérenne dans l’espace. En ce lieu, pas de contenu interchangeable. Rien à voir avec un fichier epub et la liseuse qui lui donne accès, quelle que puisse d’ailleurs être l’utilité qu’on sait reconnaître à cette technologie. On parle ici d’autre chose, avec la conscience de ce que la force inépuisable du réel tient dans l’identification de ces différences matérielles. Tel livre peut ressembler à un autre par un habillage particulier d’édition ou de collection, mais il n’en demeure pas moins unique en sa façon. Tout en étant reproductible. C’est cette chose à trois dimensions qui se prend dans les mains et se palpe des doigts, avec une délectation souvent sensuelle. Il faut se rappeler l’enfant s’appropriant un livre pour en éprouver toutes les qualités tactiles. Pourquoi tout cela s’effacerait-il en grandissant ? Et lorsqu’il est question de livres de bandes dessinées, ces caractéristiques matérielles me paraissent plus significatives encore.
Une chose me frappe ces derniers temps. C’est le nombre grandissant, à ce qu’il me semble, de livres de bandes dessinées évitant le formatage standard et ses variantes. Qu’il s’agisse du format, de la reliure, de l’habillage intérieur et extérieur, de l’organisation de la page, etc., quantité d’ouvrages magnifient leur facture pour apparaître d’emblée tels des objets uniques en leur genre. En vrac et sans le moindre souci d’exhaustivité, quelques titres me viennent à l’esprit : À l’ombre des tours mortes d’Art Spiegelman (Casterman, 2004), La théorie du grain de sable, tomes 1 et 2 de Schuiten-Peeters (Casterman, 2007 et 2008), George Sprott, 1894-1975 de Seth (Delcourt, 2009), Toxic de Charles Burns (Cornélius, 2010), Lint (The Acme Novelty Library No.20) de Chris Ware (Drawn & Quarterly, 2010), Asterios Polyp de David Mazzucchelli (Casterman, 2010)… L’espace me manque ici pour décrire la gamme de nuances sous lesquelles ces ouvrages affirment leur authentique distinction livresque. Et pourtant, en dépit de ces présentations hors norme, il s’agit toujours d’édition courante et non de tirages spéciaux, comme la pratique s’était répandue il y a quelque années. Par surcroît, ces livres conservent en traduction les caractéristiques de l’édition originale, ce qui renvoie à une exigence d’auteur surpassant en quelque sorte celle de l’éditeur. Dans tous les cas, l’enjeu de choix éditoriaux aussi audacieux est d’abord de résister au recul et à la banalisation de la lecture. Mais aussi à une marchandisation commode et souvent paresseuse de la bande dessinée généraliste. Ces livres offrent une expérience de lecture inséparable de leur singularité d’objets. Et, d’une manière sans doute plus décisive que pour la plupart des ouvrages littéraires, ce phénomène me semble porter haut la quête d’un usage sui generis du médium bande dessinée. Dans le but avoué d’encourager la fréquentation des livres en offrant aux lecteurs de ces plaisirs que l’on sait parfaitement irremplaçables…

Jacques Samson