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une exploration de la grande presse française (1900-1940)

Julien Baudry

La première moitié du XXème siècle tend à être une période relativement mal connue de l’histoire de la bande dessinée en France. Encadrée d’un côté par un XIXe siècle finissant qui a fait l’objet de plusieurs études dans les années 1990-2000 autour de figures comme Caran d’Ache, Adolphe Willette et Steinlein et de l’autre par un après-guerre porté par le dynamisme d’une presse pour la jeunesse aux auteurs et aux héros désormais mythifiés (Tintin, Spirou et Pilote), on n’en retient que quelques évènements censément marquants (la généralisation de la bulle, l’arrivée des comics américains dans la presse pour enfants, les critiques des pédagogues) et quelques auteurs et leurs séries, principalement pour enfants (Louis Forton, Alain Saint-Ogan, Hergé, Etienne Le Rallic, Mat...). Nous abordons donc un terrain riche en découvertes, prêt à être explorer.
Or, depuis quelques années, un utile outil est apparu pour mener à bien une telle exploration : les opérations de numérisation de la grande presse par les bibliothèques, et tout particulièrement par la Bibliothèque nationale de France. La Cité internationale de la bande dessinée et de l’Image n’est pas en reste : plusieurs des numérisations présentes sur son site (fonds Saint-Ogan, Lisette, American Illustré...) correspond à notre période. Mais l’important corpus de presse présent sur la plateforme Gallica permet d’avoir accès à un grand nombre de titres importants de la période (Le Petit Parisien, Le Petit Journal, L’Intransigeant, Le Figaro...) et, qui sait, d’y faire quelques trouvailles pour le sujet qui nous occupe. Ce sont ces trouvailles que nous vous présentons aujourd’hui, comme autant de pistes d’étude pour la recherche ou les curieux : sous quelle forme la bande dessinée était-elle présente dans cette grande presse généraliste dont les tirages importants lui assuraient un large lectorat et qui, à partir de 1900, fait de plus en plus appel à des dessinateurs pour garnir ses pages (voir l’article de Christian Delporte : « Le dessinateur de presse, de l’artiste au journaliste »). La pénétration de la bande dessinée y sera toutefois lente et difficile, et elle ne se généralise qu’après la seconde guerre mondiale. Mais dès avant 1940, on sent les prémisses d’un intérêt pour un nouveau type de contenu.

un format américain

Aux États-Unis, la bande dessinée a pénétré la grande presse par le comic strip depuis plusieurs décennies alors que la France reste fidèle à une tradition d’une forme brève et non séquentielle, le dessin de presse unique, le gag ponctuel sans sérialisation pour fidéliser les lecteurs. Les journaux vont donc aller chercher outre-atlantique des séries au succès déjà établies. Le Petit Parisien, l’un des plus gros tirages de l’entre-deux-guerres, publie dès 1923 des bandes humoristiques de Mutt and Jeff de Bud Fisher. Cette diffusion reste pourtant très artisanale, et il s’agit de toute évidence d’une expérience ponctuelle qui, sans précédents, paraîtrait surprenante au lecteur contemporain.
Deux indices du caractère encore incertain de ce type de contenu nouveau pour un quotidien : la périodicité est irrégulière, ni vraiment hebdomadaire, ni vraiment quotidienne, elle dépend probablement des espaces libres du journal ; un étonnant travail de retouche a été réalisé lors de la traduction : sans doute pour aider un lectorat français peu habitué à lire dans des bulles, les répliques sont systématiquement précédées du nom du personnage !
Il va falloir attendre plusieurs années avant que la grande presse française publie des strips pour adultes et des séries à suivre plutôt que des dessins d’humour uniques. On en déniche quelques tentatives avant celle qui fera recette, la bande muette d’Andé Daix Professeur Nimbus publiée dans Le Journal en 1934, et diffusée à grande échelle par l’agence Opera Mundi dans la presse quotidienne régionale. Ainsi Hervé Baille imagine-t-il pour L’Intransigeant un curieux Monsieur Philaphil dès janvier 1930. Néanmoins, comme le démontre Alain Beyrand dans son encyclopédie De Lariflette à Janique Aimée, la bande dessinée deviendra un contenu fréquent et démultiplié dans la grande presse de l’après-guerre.

des suppléments pour les enfants
À partir des années 1920, soucieuse de toucher un public plus familial qu’avant, la grande presse quotidienne imagine des pages spécialisées hebdomadaires, dont des pages pour les enfants. La bande dessinée étant déjà un contenu régulier de la presse enfantine, elle y trouve sa place sans difficultés. Un exemple précoce est la page des enfants de L’Écho de Paris qui, pendant les années 1920, publie Frimousset, la nouvelle série de Joseph Pinchon, alors connu pour Bécassine qu’il dessine sur un scénario de Caumery dans La Semaine de Suzette. La série raconte les histoires d’un petit garçon sous une forme qui mêle récitatif et dialogue mis en bulle. La page des enfants de L’Écho de Paris, réalisée par Jean Nohain (qui scénarise Frimousset), est l’ébauche du journal Benjamin qu’il lance en 1929 ; alors que L’Écho de Paris, titre au profil nettement conservateur, voit ses tirages baisser, Frimousset trouve refuge dans Benjamin dont Pinchon deviendra un des dessinateurs vedettes.
D’autres journaux vont mettre en place une page des enfants. Deux stratégies s’affrontent alors. Certains titres, comme L’Écho de Paris, font appel à un dessinateur pour enfants français dont la notoriété pourra porter la série. D’où l’arrivée d’Alain Saint-Ogan au Matin à partir de 1933 pour Prosper l’ours, un strip animalier au format très libre qui mêle les thèmes comiques habituels à une discrète satire du monde contemporain, dans la tradition du dessin de presse. D’autres journaux, en revanche, vont aller voir du côté des agences de presse qui importent des comic strips américains. L’association entre Opera Mundi et Le Petit Parisien sera fructueuse. En mai 1930, l’agence fournit le quotidien avec des strips de Félix le chat puis, en octobre de la même année, avec Mickey, qui reste bien plus longtemps, sans doute en raison de l’aura dont Walt Disney commence à jouir alors que ses dessins animés arrivent en même temps en France. Si, dans le cas de Mickey, un bandeau précise utilement « pour nos jeunes lecteurs », les publicités qui annoncent Félix le chat le louent « pour petits et grands ». Le Petit Parisien, sachant que ses principaux lecteurs sont des adultes, a préféré ici jouer sur l’ambiguïté, même s’il la retire rapidement quand il commence à publier Mickey, dont l’assise enfantine est plus certaine que dans le cas de Félix.

les contours d’une presse familiale
Là encore, le modèle américain influence l’apparition d’une presse hebdomadaire familiale qui mêlerait des contenus de divertissement à destination de toute la famille : roman-feuilleton, dessins d’humour traditionnels, pages historiques, résultats sportifs, pages féminines et histoires pour les enfants. C’est surtout pour ce dernier public que la bande dessinée se développe dans les quelques titres qui peuvent relever de la presse familiale de divertissement. Le titre le plus connu est Dimanche-Illustré. Apparu en 1923 comme supplément dominical du quotidien Excelsior puis à partir de 1924 comme hebdomadaire à part entière, il est à la fois une passerelle pour plusieurs séries américaines (Winnie Winkle de Branner, dont seules les sunday pages mettant en scène le petit frère de l’héroïne sont publiés sous le titre Bicot et The Gumps de Sidney Smith sous le titre La Famille Mirliton) et le point de départ de la longue série d’Alain Saint-Ogan, Zig et Puce, repris à partir de 1927 en album chez Hachette.
Mais laissons de côté Dimanche-Illustré, qui n’a malheureusement pas fait l’objet d’une numérisation, pour aller voir son concurrent direct à partir de 1929, Ric et Rac. On y trouve également des séries pour enfants et, là encore, bandes américaines importées et bandes françaises par des dessinateurs spécialisés. Cette page de Tarzan (décembre 1933) est suivie par une histoire de Georges Omry. Ce dessinateur connu pour ses récits en costume teintés de merveilleux, qui rappellent la tradition des contes de fées est mort à la guerre en 1914 mais ses œuvres restent une valeur sûre des histoires en images pour enfants jusqu’aux années 1930. Dans Ric et Rac, Mat, auteur régulier de la Société Parisienne d’Edition et de la nouvelle presse pour enfants des années 1930 (L’Épatant, Hardi !, Junior...), commence à dessiner pour les enfants avec Pitchounet fils de Marius en 1930.
Les séries pour enfants publiées dans la presse hebdomadaire familiale ne sont pas exemptes de la même ambiguïté que Félix le chat : de par leur présence dans un titre lu aussi par des adultes, rien n’indique qu’elle n’aient été lues que par des enfants. Quand Alain Saint-Ogan imagine Monsieur Poche dans Dimanche-Illustré en 1934, il joue de cette ambiguité en proposant une série qu’il est difficile de catégoriser tant il y met une grande partie de l’humour « adulte » des dessins d’humour traditionnels dans la grande presse.
L’exploration de la bande dessinée dans la grande presse d’avant la Seconde Guerre mondiale ouvre des pistes pour l’étude des rapports entre dessin de presse et bande dessinée, deux contenus cousins mais fréquemment séparés en France. Elle confirme aussi, si cela était encore nécessaire, que la presse et l’édition pour enfants n’étaient alors pas les seuls débouchés de la bande dessinée, et qu’il ne faut pas attendre les années 1960 pour que le médium connaissent un « passage à l’âge adulte ».

Julien Baudry

pour consulter sur Gallica les titres cités et aller plus loin :
Mutt et Jeff de Bud Fisher dans Le Petit Parisien, 19 juin 1923
Monsieur Philaphil d’Hervé Baille dans L’Intransigeant, 10 janvier 1930
Frimousset de Pinchon et Jean Nohain dans L’Écho de Paris, 29 janvier 1922
Mickey de Walt Disney dans Le Petit Parisien, 4 décembre 1930
Tarzan de Georges Omry dans Ric et Rac, 2 décembre 1933