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un vaillant concombre masqué

Évariste Blanchet

[janvier 2010]

« On a une demi-page dans laquelle on ne sait pas quoi mettre… T’avais pas une histoire de citrouille masquée ? » [1] C’est sur cette invite de Claude Boujon, le rédacteur en chef de Vaillant, à Nikita Mandryka que le premier légume justicier de toute l’histoire de la bande dessinée entama une brillante carrière dans l’hebdomadaire contrôlé par le parti communiste français, avant de connaître une autre vie, dans Pilote, L’Écho des Savanes et Spirou.

En ce début avril 1965, l’arrivée du Concombre Masqué coïncide avec la nouvelle formule de Vaillant. La légère réduction du format et le nouveau papier de moindre qualité, indices d’une santé financière médiocre, s’accompagnent de transformations dans le contenu : réduction drastique des enquêtes et reportages, remplacement du court récit complet avec des personnages non récurrents par un épisode de douze planches d’un héros-vedette. L’heure est alors à la réforme, celle de la révolution ne sonnera que quatre ans plus tard, quand ce qui est désormais Vaillant le journal de Pif se transformera en Pif Gadget.

Dans sa structure, Vaillant ne se distingue pas de ses confrères de l’époque, mixant séries réalistes et humoristiques, gags en une ou deux pages, récits complets et histoires à suivre. À l’exception des deux pages déjà « interactives » puisque le sujet émane des lecteurs, la seule spécificité formelle en matière de bande dessinée est représentée par une poignée de pages « minimalistes », souvent au nombre de deux, caractérisées par des personnages au graphisme et à la personnalité simplifiés qui vivent des péripéties humoristiques ténues dans un espace tabulaire constitué de cases très nombreuses. Les personnages peuvent ou non être récurrents, le plus célèbre et le seul survivant de cette catégorie à continuer de paraître dans Pif Gadget sera Nestor, un personnage de prisonnier, un peu équivalent au Bobo publié dans l’autre lieu de publication minimaliste, les mini-récits de Spirou.
La quasi totalité du journal étant occupée par des séries systématiquement présentes d’une semaine à l’autre (ou toutes les cinq semaines pour ce qui concerne les récits complets de douze planches), il ne reste que les bandes dessinées minimalistes, les jeux et les publicités internes pour servir de variable d’ajustement aux encarts publicitaires payants. Par ailleurs, comme pour confirmer leur usage « utilitaire », les bandes minimalistes sont parfois réquisitionnées pour promouvoir, sur une demi-page, des publications de type Pif Poche éditées par le même groupe d’édition . [2]
Si le statut de bouche-trou du Concombre s’avère vraisemblable, l’observation des faits oblige cependant à constater sa présence ininterrompue, de semaine en semaine et d’année en année, même lorsque varie légèrement à la hausse le volume des « réclames » pour les livres jeunesses et les sodas ou, à l’approche de l’été, pour inviter les jeunes lecteurs à passer des vacances en Union Soviétique, via Intourist.
Indépendamment de l’idée initiale de la direction du journal, le légume semble avoir immédiatement trouvé sa terre d’accueil. Mandryka en dévoile la raison en faisant dire au rédacteur en chef : « Votre bande dessinée est déjà assez idiote comme ça ! Mais quand vous n’y êtes pas… ça devient parfaitement imbécile ! » [3] Explication évidemment, et logiquement, absurde.

Un terreau productif

La singularité du Concombre Masqué n’autorise pas à le croire sans parenté avec les autres bandes dessinées de Vaillant qui lui ont fourni un terreau lui permettant de prendre racine. Au-delà de différences immédiatement repérables avec les bandes dessinées minimalistes (espace réduit à une demi-page, mise en couleur), la nouvelle série puise dans le même vivier de gags « primitifs ». La présence d’un personnage commun, Monsieur Boff, tend à renforcer le lien . [4]

Le Concombre masqué, in Vaillant n°1038

Quant à la folie, elle imprégnait déjà La Pension Radicelle d’Eugène Gire, mais sans avoir l’intensité d’un typhon qui balaie tout sur son passage : les personnages conventionnels, ce qu’on nomme communément le « bon sens » et la morale. Car les premières apparitions du Concombre s’accompagnent d’une pointe de cynisme, de cruauté voire de sadisme, sentiments totalement étrangers à la bande dessinée d’alors dont on trouvera quelques traces dans le même journal, quelques années plus tard, avec les scandaleusement jubilatoires Jeudis de Corinne et Jeannot, de Jean Tabary.
Mandryka décrit le premier Concombre, comme «  un « animal » farceur genre Pim Pam Poum, une sorte de Zorro qui ratait tout », avant de préciser : « Je n’étais pas tellement un gagman, je me débrouillais pour trouver des espèces d’anti-gags, je prenais parfois des gags classiques que je transformais tellement qu’on ne les reconnaissait plus, on avait l’impression que c’était original, mais en fait ça ne l’était pas du tout. »
L’auteur utilise en effet un certain nombre de gags nullement inédits qui appartiennent à une sorte de patrimoine commun dans lequel beaucoup d’humoristes du XXe ont puisé, qu’ils soient cartoonistes, cinéastes ou autres. Il ne s’agit pas d’un recyclage par défaut, c’est-à-dire faute de trouver des idées neuves, pas même d’une gymnastique comparable à celle que s’impose un musicien débutant qui fait ses gammes. S’il faut conserver une transposition musicale, la situation est plutôt comparable à celle d’un musicien de jazz qui réinterprète des standards. C’est à la fois du déjà connu et du totalement nouveau. Selon les semaines, on pense à la production américaine de comics, de films muets burlesques ou de dessins animés. Ali Gator, le saurien qui prend la place de Monsieur Boff, pourrait sortir des productions Warner Bros. Quant au Concombre piétiné par les forces de l’ordre, il partage un sort similaire à celui d’un coyote victime de la tornade Bip Bip.

La culture du Concombre

Plus que ses voisins justiciers, gamins arpentant les rues d’un Paris populaire ou aventuriers au grand cœur combattant toutes les tyrannies, le Concombre est un être de culture, pas au sens agricole ni même anthropologique, mais au sens goetho-finkielkrautien, celle qui relève du commerce avec l’esprit, et qui est symbolisée, particulièrement en Occident, par un élément précis, central, incontournable : le livre.
Boff en fera l’amère expérience : le Concombre qu’il prétend inculte aime les livres au point de dévorer, littéralement, des volumes entiers de Lamartine [5]
Il se peut que des livres soient apparus au détour d’une intrigue de bande dessinée. Mais avait-on déjà vu un intérieur où se trouvât une bibliothèque, qui plus est remplie d’ouvrages sur la tranche desquels un titre ou un nom d’auteur était repérable ?

Le Concombre Masqué, in Vaillant n°1040

Dès sa troisième apparition [6], le Concombre exhibe Le Livre de la Grande Loi, préfigurant Le Livre du Grand Tout de la période pilotienne [7]. L’ouvrage ne relève pas d’un précis de droit édité par Dalloz mais évoque un livre-somme où s’entrepose tout le savoir du monde, autrement dit un livre qui serait une bibliothèque à lui tout seul.
La bibliothèque dans sa forme traditionnelle est représentée à deux reprises quelques mois plus tard. Dans le Vaillant n°1063, elle accueille Le Petit Chose, Poil de Carotte et Sans Famille, auquel s’ajoute La Mère de Gorki qu’un rat lit discrètement dans le coin inférieur gauche d’une case. Ces citations, gratuites au regard de l’intrigue, recèlent pourtant une valeur considérable puisqu’elles permettent à l’auteur, en affichant ses goûts, ou plus probablement ceux de son enfance, d’affirmer son existence, indépendante de son personnage. La face visible de la bibliothèque représentée dans Vaillant n°1059 répond au même objectif, à ceci près que son caractère n’est plus seulement mélancolique ou sentimental mais programmatique : elle exprime à la fois la nature profonde des aventures du Concombre, d’où il vient et où il va. Qu’on en juge, puisqu’on trouve Harpo M, Le Copyright, L. Carroll, Krazy Kat, E. Lear.

L’origine de l’espèce par le menu

Toutes ces références, sans exception, exaltent sous des formes variées un type d’humour particulier qui caractérise le mieux la bande dessinée potagère : le bien mal nommé « nonsense ».
Edward Lear en est le roi. Nullement issu d’une pièce de Shakespeare, il est poète et dessinateur dans l’Angleterre du XIXe, et s’amuse à renouveler sa langue en la disloquant.
Mandryka ne se contente pas de ce « savoir Lear » dont il apprend l’existence dans L’Anthologie du Nonsense de Robert Benayoun. Il enrôle l’un de ses plus célèbres contemporains : Lewis Carroll. Dans le n°1143 de Vaillant, le Concombre découvre De l’autre côté du miroir, ce qui l’incitera à explorer plus d’une fois l’envers des siens. C’est dans ce roman qu’apparaît, chapitre six, un personnage traduit en français par « Slictueux ». Humpty Dumpty, alias l’œuf Gros Coco, explique à Alice la signification de ce nom : « souple, actif, onctueux ». Il ajoute : « Vois-tu, c’est comme un mot valise : il y a trois sens empaquetés en un seul mot. » [8] Dans les aventures du Concombre, le Slictueux apparaît dès la deuxième semaine NOTE 9 [9], et même avant la première, puisque présent dans les cinq planches inédites que Mandryka ne parvint pas à faire publier [10]. Bien que son rôle soit d’assister le camp ennemi et que son nom induise une menace potentielle (« Slict-tue-eux » [11]), ce personnage mystérieux n’a aucune utilité pratique, si ce n’est d’être témoin, et se signale surtout par son onctuosité et sa servilité à l’égard de ses différents maîtres.
La filiation marxiste (tendance Harpo) ne surprend pas, tant la fantaisie exacerbée et le nonsense s’imposent en permanence dans les films dans lesquels jouent les frères Marx. Apparemment peu sectaire, Mandryka fraie également avec le courant Groucho, plus d’une fois présent, soit par le biais d’une citation (« Si c’est la police, frappez encore un coup »), soit, la semaine suivante, à travers une petite annonce personnelle qui propose d’échanger trois idées de Bossuet contre une de Groucho [12].

Le Concombre Masqué in Vaillant n° 1088

Les références au Krazy Kat de George Herriman demeurent les plus flagrantes car multiples. Elles sont d’abord d’ordre (géo)graphique, les personnages évoluant dans un lieu (ou un non-lieu ?) désertique agrémenté de cactus ayant perdus leurs rondeurs. Le moteur de la fiction, à ses débuts, repose généralement sur un schéma conflictuel binaire entre le Concombre et un Monsieur Boff qui se retrouve assez régulièrement derrière les barreaux à la toute dernière case, rappelant la situation invariablement connue par la souris Ignatz. Ce nom bien peu commun se retrouve par ailleurs être celui choisi pour nommer le Moine des sables, une curieuse bestiole vivant dans un « igloo sableux », apparaissant au sixième gag [13]. Il manque l’équivalent d’un Sergent Pupp puisque l’arrestation de Boff est systématiquement couverte par l’ellipse. À défaut, l’ordre répressif est très présent, le vieux flic faussement balourd étant remplacé par un collectif plus anonyme mais tout aussi redoutable : Les Tromp’la-mort. Ils sont plus précisément définis comme « des individus militarisés qui manœuvrent en ligne droite et à heure fixe » [14], qui est malheureusement celle de la sieste.
Ces multiples références demeurent cependant chronologiquement postérieures à un premier choc décisif qui est survenu en 1952 : Nikita Mandryka, qui vient de fêter son douzième anniversaire, découvre dans Vaillant le Copyright que Jean-Claude Forest vient de créer. L’affrontement Concombre/Boff rappelle très directement celui du Copyright et du Bigleux, dans un univers marqué par la folie et l’absurde, et où l’on retrouve le désert, la prison, des onomatopées inédites (« Varlop » pour le Copyright, « Vazyléon » pour le Concombre). Serait-ce aller trop loin que de déceler une certaine parenté physique entre l’animal et le légume ? Quoi qu’il en soit, Mandryka l’a maintes fois déclaré, le Concombre est un descendant direct du Copyright : « C’était un animal fabuleux de l’époque des marsupilamis, j’avais continué l’histoire pour moi-même. » Avec toutefois une question à la clef : « Pourquoi font-ils toujours des animaux fabuleux (…), pourquoi pas un légume par exemple, pourquoi pas un concombre ? »
La véritable naissance du Concombre remonte donc au temps où le jeune adolescent dessinait pour lui-même, dans un cahier d’écolier, des histoires dont le héros allait au fil du temps se métamorphoser en légume.

Le légume et son jardinier


La série regorge de citations variées par leur nature et leur fonction. Elles peuvent être en rapport avec le gag (celle où le Concombre dévore de la poésie est signée Jean Rostand : « le biologique ignore le culturel ») ou en être totalement déconnectées, comme dans l’épisode où le nez du Concombre bourgeonne à l’arrivée du printemps et qui cohabite avec ce conseil de Mark Twain : « Il ne faut jamais arracher les navets, cela les abîme. Il vaut bien mieux faire grimper un garçon pour secouer l’arbre. » [15].
Si les plus repérables sont d’ordre littéraire, d’autres prennent une forme graphique, un même épisode pouvant les cumuler. Dans la bande qui s’ouvre par la petite annonce marxienne, Boff assiège le cactus-blockhaus, armé d’une épée et d’un bouclier sur lequel est reproduite une spirale qui évoque la gidouille du père Ubu. Dans ce dernier cas, la citation graphique était déconnectée du gag. Mais quand Mandryka dessine le Petit Roi d’Otto Soglow [16]]], il lui confie un vrai rôle dans ses histoires.
À ces quelques figures, s’en ajoutent d’autres, moins explicites. Si le thème de la prison rapproche Boff et l’Ignatz de Krazy Kat, la similitude entre les deux univers n’est jamais aussi grande que lorsque Mandryka dessine un plan général extérieur de la forteresse [17], contrairement à son habitude de nous monter l’intérieur de la prison où Boff est embastillé.

Le Concombre Masqué in Vaillant n° 1093

C’est également par le dessin qu’il renvoie aux Peanuts dans Vaillant n°1055, lorsque le Concombre, contraint d’aller dormir sur le haut d’une tour de son cactus-blockhaus, se retrouve dans la même position que Snoopy sur sa niche. [18]
Comme indiqué précédemment, les références sans liens avec l’intrigue ne sont pas les plus négligeables puisqu’elles affirment l’existence jusqu’alors peu visible d’un auteur. La belle allure du Concombre est entièrement redevable au travail d’un artiste-jardinier qui, à l’occasion, se révèle plus directement en s’auto-représentant au sein même de la bande dessinée. Derrière le clin d’œil au lecteur se cache comme un début de revendication auteuriste, même si les histoires potagères sont signées d’un pseudonyme signifiant (« Kalkus, du mot « calque » : je suis un décalque » [19]) qui sonne comme un hommage, non dénué d’une certaine humilité, à d’illustres maîtres.
Ni le rappel des conditions matérielles de l’arrivée du Concombre dans Vaillant, ni les déconvenues dans le cinéma qui orientèrent Mandryka vers la bande dessinée [20], ni la petite poignée de scénarios alimentaires réalisés pour des confrères, comme sera contraint d’en faire plus tard, pour les mêmes raisons, un Reiser dans Pilote, n’empêchent le créateur du Concombre de personnifier le mieux la bande dessinée d’auteur au début des années 1970, avant même qu’il ne crée L’Écho des Savanes. Ce ne sont pas des discours ou des postures qui en témoignent mais ce petit légume de rien du tout qui vit des mésaventures bricolées de semaine en semaine dans un hebdomadaire destiné à la jeunesse. On peut se demander quel poids il faut accorder à l’idée que, la bande dessinée regorgeant déjà de justiciers masqués et d’animaux anthropomorphes de toute sorte, un jeune artiste ambitieux qui voulait frapper un grand coup se mit en devoir de trouver un concept réellement nouveau, et qui, mieux qu’une idée lumineuse, eut une idée légumineuse. Mais celui qui déclare « J’ai cru naïvement que ça allait faire l’effet d’une bombe » exprime moins une vanité déplacée qu’une légitime mais peu courante ambition, présente dès l’origine. Elle sera explicitement réaffirmée en cours de route, non sans une forte auto-dérision, avec un épisode qui s’ouvre par le préambule suivant : « Toujours en avance sur mon temps (dans le domaine de la Bande Dessinée), je vous présente (…) » [21]. Dans le même esprit, un personnage s’écriera : « Très original ! On n’a jamais vu ça dans une bande dessinée ! Quelle audace ! » [22]

La recette du Concombre


Si certains ressorts du comique « nonsensique » passent par les situations et les mouvements des corps, ils transitent tout autant par le langage. D’où le double parrainage marxien, Harpo, figure tutélaire muette, ne pouvant suffire à lui seul, malgré l’intensité de sa présence et la richesse de son langage propre exprimés dans les films. Dans les aventures potagères, si tout est culture, tout est également langage, le dernier terme devant être pris au sens le plus courant, celui d’une fonction de communication constituée de mots. A défaut d’y déceler prématurément une véritable influence lacanienne, le constat s’impose que le père de la psychanalyse est plus d’une fois cité. Qu’il s’agisse de l’Oiseau-tilt nommé Sigmund, qualifié de « fils de la schizophrénie labiale du haut-Nil et de l’aphasie stridente ! », à sa première apparition [23], ou du Sigmund Freud apparaissant au générique d’un film sur le Concombre [24] ou comme membre de jury d’un concours destiné aux lecteurs [25], la récurrence des clins d’œil ne saurait être totalement gratuite. C’est encore un « Docteur Sigmund F. » que va consulter Boff pou tenter de se guérir de sa « copocléfolie » [26]. « En fait, déclarera Mandryka, mon sujet principal, c’est le langage (…). Donc, c’est l’inconscient. Et il précisera : Les aventures du Concombre masqué ont été pour moi un déchiffrage hebdomadaire de mon inconscient. » [27]
C’est en tout cas à travers une conférence sur le « langumineux » (comprendre : « langage légumineux ») que le Concombre démontre la place essentielle dévolue à la parole et dévoile les recettes de la série [28]. Les lecteurs apprennent le sens du « mot-valise », composé de plusieurs mots mélangés (« horrible + affreux = hoffrible (…) »), du « mot-tiroir » qui peut avoir plusieurs sens (« badibulguer = parler, détruire, (…) ».), auxquels s’ajoutent le « mot-chouinegomme » (« cogitationner (…) ») qu’il ne faut émettre qu’après avoir été « bien mastiqués avec des suffixes variés » et le « mot-saucisse » [29] (« slict (…) ») pour lequel il est précisé : « Vous pouvez les retourner en tous sens, ils restent absolument incompréhensibles. »
La richesse et la drôlerie des jeux de langage tranchent avec le vocabulaire forcément plus conventionnel utilisé dans les autres séries du journal, voire simplifié à l’extrême dans le cas de Pifou qui ne s’exprime que par des « glop-glop » et des « pas glop-pas glop ». L’explication de texte, amusante mais didactique, ne suffira pourtant pas à rallier tous les jeunes lecteurs récalcitrants à la série potagère.

Un héros mal digéré

La nature du personnage le prédisposant probablement à connaître quelques pépins, le Concombre Masqué ne reçut pas toujours un très bon accueil dans Vaillant. Faute de disposer d’un véritable courrier des lecteurs et de référendum [30], le degré d’adhésion du public s’avère impossible à évaluer. En revanche, quelques épisodes témoignent d’une certaine impopularité.

Le Concombre Masqué in Vaillant n° 1102

Le Concombre juché sur une pile de lettres dévoile le contenu de l’une d’entre-elles : « Plus je vous regarde et plus je me demande comment ça peut exister un légume pareil. Quelle bêtise ! ». Cette phrase que l’on peut supposer extraite d’un courrier réel entraîne la réponse suivante : « Hé bien moi plus je le regarde, et plus je me demande comment ça peut exister, un lecteur pareil. Quelle misère… ». [31] La réplique est parfaitement adaptée à la nature d’une série qui, contrairement aux apparences, n’exprime pas de rejet de la logique ou du sens mais une préférence pour une logique autre, différente ou, pour employer un mot d’aujourd’hui, alternative. D’ailleurs, dès sa première apparition, Boff s’étonnant que le Concombre ne n’enlise pas, comme lui, dans une flaque de sable qui s’est transformé en yaglourt (suite à l’action émolliente d’un yaglourtineur qui a rendu le sable neurasthénique), le légume, s’affichant comme un indéfectible défenseur de la logique, lui rétorquait ce qu’aucun scientifique ne pourrait contester : « Logique ! … Logique ! … A-t-on jamais vu un concombre s’enliser dans du yaglourt ! »
La semaine suivant son échange avec un lecteur, Mandryka revient sur le sujet et fait dire cette phrase très drôle à son légume : « C’est pas parce qu’un lecteur ne me digère pas qu’il faut m’exciter » [32]. Une fois encore, l’humour qui s’exprime est conforme à l’esprit de la série. Mais si l’auteur se joue des réactions de son public, il ne s’en amuse peut-être pas nécessairement. Sans exclure un pur hasard, les épisodes des semaines suivantes sont moins drôles, moins inventifs, allant même jusqu’à recycler presque à l’identique le tout premier gag, le dénommé Tom Bouctou reprenant simplement le rôle d’enlisé auparavant tenu par Boff.
Nikita Mandryka ne s’attendait probablement pas à remporter l’adhésion de tous. Son possible dépit momentané résulte peut-être du fait que ses histoires, même parées d’étrangeté, ne sont pas plus inaccessibles que ne l’étaient celles du Copyright qui avait su l’enthousiasmer alors qu’il n’était pas plus vieux que ses récalcitrants lecteurs.
Pour autant, les quatre années et demie passées à Vaillant interdisent toute idée d’un rejet massif du lectorat, surtout quand on sait que le Copyright survécut moins de trois mois et que c’est Mandryka lui-même qui décidera d’en finir avec son personnage avant de le ressusciter quelques années plus tard dans les pages de Pilote.

Le concombre démasqué

En changeant de terre d’accueil, le Concombre a subi de considérables métamorphoses. Longtemps, les vaillantes premières pousses ont été considérées comme une simple mise en bouche, à base d’un humour fondamentalement burlesque épicé d’absurde et de nonsense, appelant seulement dans un deuxième temps le véritable plat de résistance, plus riche, plus mature, plus complexe, en un mot plus intello, servi dans les pages de revues adultes.
Cette vision « progressiste » a fini par voler en éclats, notamment quand le légume fut accueilli dans les pages de Spirou, sauf à considérer qu’il s’agissait d’un simple « retour en arrière ».
Cette question de la nature profonde du Concombre a toujours été au cœur de ses aventures. Un féru de psychanalyse comme Mandryka ne pouvant ignorer l’attrait provoqué par la transgression de l’interdit, plusieurs gags sont centrés sur ce que cache le masque du Concombre justicier. Constatant que Boff est incapable de répondre aux lecteurs qui « s’interrogent sur la véritable identité du légume justicier », à l’occasion du premier anniversaire de la série, la rédaction en chef réquisitionne le reporter Jacques Flash, qui vit ses propres aventures à quelques pages de là, pour mener l’enquête. Ne dérogeant pas à l’habitude, le fin limier parviendra à ses fins. Toutefois, la vérité qu’il découvrira aura pour effet de le plonger dans la folie et le rendra incapable de communiquer aux lecteurs les fruits de sa découverte [33]. Deux autres personnages reprendront le flambeau en aboutissant au même résultat : succès de l’opération de dévoilement mais échec dans sa communication. L’un ne regardera pas ce qu’il a découvert, l’autre sera incapable de lui donner sens [34].

Le Concombre masqué, in Vaillant n°1038

Voilà de quoi nourrir abondamment la réflexion. Mais l’inventaire n’est pas complet. Tout le monde semble avoir oublié que dès avril 1965, alors même que paraissait la première demi-page, le légume avait accepté de se démasquer. Cette semaine-là, la rédaction consacrait une double-page de dessins d’humour réalisés par les dessinateurs de Vaillant, dont Mandryka, sur le thème du poisson d’avril. En ôtant le fameux masque, les lecteurs découvraient que la tête du Concombre avait suivi.
Au-delà du gag, le dessin relu aujourd’hui provoque une curieuse réaction : le regard oublie très vite la tête que le légume tient à la main pour se concentrer sur le haut du corps, cet espace vidé par la décapitation qui fait naître le sentiment que ce vide-là, qui n’est peut-être pas du rien, serait de la même « consistance » que le vide qui « emplit » le stupéfiant épisode zen, publié dans le tout premier Écho des Savanes, faute d’avoir pu l’être dans Pilote, celui où le Concombre regarde pousser les rochers à l’issu de six pages sans paroles.
Sans nier les différences flagrantes entre la période Vaillant et la période Pilote, par exemple, les points de convergences sont autrement plus significatifs. En outre, à l’intérieur de chaque support, les aventures du Concombre n’ont jamais constitué un seul bloc. Pour s’en tenir à Vaillant, trois temps successifs sont aisément repérables :
Le premier est constitué de gags burlesques en one shot, même s’il peut y avoir une continuité d’une semaine à l’autre, avec un héros particulièrement speed, d’où la question du créateur à sa créature : « Comment veux-tu que je te dessine si tu bouges tout le temps ? » [35].
Le deuxième qui démarre peu avant le début du printemps 1968, sans qu’il soit possible de le dater avec précision, et s’achève à l’automne suivant, s’essaie au feuilleton à suivre, avec la création d’un méchant, le Grand Patatoseur, qui transforme la concierge en patate et les radis qu’il a kidnappés en oseille (pour continuer de financer ses études). De manière plus anecdotique, les gags sont émaillés d’allusions aux événements et personnages politiques du moment. L’auteur déclarant ne pas trop savoir comment clore son histoire, il lance un appel aux lecteurs pour qu’ils lui suggèrent une fin [36].
Le troisième revient à un système de gags avec un fort accent onirique, animé par un couple de personnages plus apaisés et philosophes, formé du Concombre et de Chou-Rave.

La problématique de la nature profonde du Concombre est si constante qu’elle est encore le sujet de l’ultime planche dans Pif Gadget, en septembre 1969 [37].

Le Concombre Masqué in Vaillant n° 1270

Mandryka dévoile enfin son secret : « Le Concombre n’était en réalité que… (…) quelques signes d’encre de Chine sur un bout de papier blanc. » En paraphrasant la phrase célèbre de Maurice Denis, que l’on peut considérer comme la première définition « moderne » de la peinture« [38], Mandryka souligne avec détermination son inscription dans la modernité artistique de son temps. Ce faisant, il nie du même coup, et par anticipation, que le Concombre de Vaillant n’ait été qu’un brouillon pré-moderne du Concombre de Pilote.
Sous cet angle, le constat s’impose qu’il n’y a pas de progrès dans l’art cucurbitacéen, et que, dès la période Vaillant, le Concombre est déjà devenu ce qu’il sera, soit, à l’évidence, autre chose qu’un facétieux gros cornichon.

Article publié dans neuvièmeart 2.0 en janvier 2010.

les livres de Nikita Mandryka : le concombre masqué Dargaud.

[1Falatoff n°6, mars 1972. Sauf mention contraire, toutes les citations seront extraites de ce qui est probablement le plus ancien entretien accordé par Mandryka.

[2] Les personnages plus traditionnels sont également parfois utilisés à des fins publicitaires.

[3Vaillant n°1168

[4] Antérieurement à l’arrivée du Concombre Masqué, Monsieur Boff est le « héros » de gags dans les numéros 1024, 1031, 1037 et 1038 de Vaillant.

[5Vaillant n°1091 et 1092.

[6Vaillant n°1040.

[7] « Culture Day » planche 20, in Pilote n°738 du 27/12/1973.

[8] Traduction de Jacques Papy pour l’édition de 1961 chez Jean-Jacques Pauvert, reprise en Folio.

[9Vaillant n°1039.

[10] L’histoire intitulée À la poursuite du Concombre Masqué figure au sommaire de Le Concombre Masqué : les inédits, Z’éditions, 1995. Elle raconte notamment l’origine diégétique du dernier descendant d’une espèce exterminée par les Conquistadors. Boff en reprendra le récit dans sa conférence ouvrant le 16e épisode (Vaillant n°1053).

[11] « Slict » est un terme utilisé dans les aventures du Concombre qui peut donc, dans le cas présent, passer pour un nom ou un surnom.

[12Vaillant n°1087 et 1088.

[13Vaillant n°1043.

[14Vaillant n°1185.

[15Vaillant n°1089.

[16] [[Vaillant n°1165 et 1231.

[17Vaillant n°1093.

[18] Idée reprise dans Vaillant n°1233.

[19Schtroumpf/Les Cahiers de la bande dessinée n°28, 1er trimestre 1976.

[20] « Alors, pour gagner ma croûte, je me suis mis à faire de la bande dessinée. »

[21Vaillant n°1130.

[22Vaillant n°1201.

[23Vaillant n°1056.

[24Vaillant n°1180.

[25Vaillant n°1224.

[26Vaillant n°1098. Toute une série de gags a pour sujet les porte-clefs en rapport avec celui que l’hebdomadaire offre en cadeau à ses lecteurs. Une préfiguration du gadget qui apparemment rencontra un certain succès.

[27Schtroumpf/Les Cahiers de la bande dessinée n°28, 1er trimestre 1976.

[28Vaillant n°1181.

[29] Un hommage par anticipation à Charlie Schlingo ?

[30] Contrairement à Spirou et Tintin dans les années 1970, Vaillant ne laissera jamais ses lecteurs s’exprimer longuement dans ses pages sur le contenu du journal. En 1965, son courrier est consacré aux questions « sérieuses » des jeunes lecteurs, comme pour souligner qu’au-delà d’une mission de divertissement, l’hebdomadaire vise également à leur éducation.

[31Vaillant n°1102.

[32Vaillant n°1103.

[33Vaillant n°1090.

[34Vaillant n°1179 et 1217.

[35Vaillant n°1166.

[36Vaillant n°1218. Les résultats du concours feront l’objet de l’épisode publié dans le n°1224.

[37Pif Gadget n°32 (Vaillant n°1270)

[38] (…) un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre rassemblées. » Maurice Denis, Art et critique, 1890.