Consulter Neuvième Art la revue

scott pilgrim : porosités frontalières

Benoît Berthou

À tous ceux qui aiment établir des catégories claires et sans ambiguïté aucune au sein desquelles il est possible de ranger bande dessinée ou films, une œuvre comme Scott Pilgrim de Bryan Lee O’Malley et ses adaptations posera sans doute problème. Leur marotte risque même de leur sembler aussi futile que ces jouets d’enfants consistant à faire le tri parmi des pièces de couleurs et de formes différentes, car cette œuvre semble relever d’un tout autre type d’amusement : se jouer d’un ensemble de frontières entre genres et produits culturels en tentant de mêler leurs divers éléments distinctifs. Divertissement est ici synonyme d’hybridation, de volonté de faire fonctionner ensemble plusieurs types d’arts graphiques et modes de construction du récit afin de construire un réjouissant bouillon de culture médiatique face auquel l’expression « mélange des genres » semble avoir quelque chose de désuet.

Scott Pilgrim est en effet une série de comics en six volumes publiés par Oni Press au format d’un manga japonais : nulle trace d’Asie pourtant car le récit se déroule dans une enneigée Toronto dont on reconnaît sans peine les lieux emblématiques (bibliothèque, université, attractions touristiques…) et présente de jeunes adultes dilettantes s’adonnant à leurs activités favorites (courir les magasins, manger des pizzas, jouer de la musique dans un groupe nommé les « Sex Bob-Omb »). N’étant pas sans rappeler une série d’animation comme Fuli Culi (dans laquelle le rock constitue la principale liberté qu’offre une ville surplombée par une gigantesque usine), ce qui se présente comme une chronique de la vie quotidienne présente toutefois une originalité : le récit d’existences on ne peut plus banales est ponctué par de nombreuses scènes d’action, et plus exactement par six affrontements entre le héros éponyme et les « sept ex petits amis maléfiques » de la jolie Ramona Flowers qu’il tente de conquérir.

Cette bande dessinée au rythme particulièrement haché a certainement le pouvoir d’excéder tous les scénaristes de métier et autres orfèvres de l’intrigue bien menée : foin en effet de « progression dramatique », de couple « tension/détente » ou de toute autre recette dispensée dans le fameux Story de Rober McKee, ces lices ne sont pas vraiment mises en perspective si ce n’est par la rapide et quelque peu échevelée évocation d’une mystérieuse « ligue » créée par le plus vindicatif de ces amants éconduits afin de rebuter ses éventuels successeurs. Pour vivre un amour on ne peut plus pantouflard, le héros doit donc presque sans raison en passer par un cocasse chemin de croix comme en proposent nombre de jeux vidéo : nous sommes face à ce que Sébastien Genvo nomme une « narration topographique » [1] dans laquelle un personnage doit suivre un parcours soigneusement balisé par un ensemble d’épreuves à surmonter ou d’énigmes à résoudre.

Afin de faire l’économie de transitions, introductions et finalement de toutes sortes d’explications, le récit s’appuie sur des productions graphiques à l’origine explicite, et c’est ainsi que le film Scott Pilgrim réalisé par Edgar Wright semble vouloir faire fi de toute sorte de vraisemblance. Les personnages ont le pouvoir de ressusciter en gagnant une « vie supplémentaire » à la manière d’un joueur tentant de sauver l’une des multiples princesses en péril dans l’univers de Super Mario, des « vs » (pour « versus ») placés au centre de l’image entre les deux protagonistes annoncent des affrontements qui débutent par l’apparition d’un énorme « FIGHT ! » et se soldent par un outrancier « KO » : l’image accueille des inscriptions qui semblent tout droit sorties multiples jeux vidéos et les amateurs en viennent presque à regretter que ce long-métrage ne reprenne pas par exemple le fameux « FINISH HIM ! » de Mortal Kombat.

Car si ce n’est pas la première fois que le cinéma (pensons aux deux versions de Tron ou à Tueurs Nés) ou la bande dessinée (Mutafukaz, Dofus) s’inspirent de productions vidéoludiques, Scott Pilgrim présente une originalité : celles-ci y sont appréhendées sur le mode de la référence, comme s’il s’agissait de rendre hommage à un ensemble de productions et de mobiliser une véritable culture, comme dans le cas du combat final. Gédéon, le plus puissant de ces fort possessifs « ex », y brandit en effet une épée toute pixelisée qui n’est pas sans rappeler celle qu’utilise le fantasque Yoshimitsu de la série des Tekken et affronte un Scott Pilgrim qui clignote en recevant ses coups, à la manière des personnages de Street fighter sur la Sega Master System. Les jeux vidéos semblent être ici perçus sur le mode du patrimoine et tel est en tout cas le parti-pris du travail d’Ubisoft puisque Scott Pilgrim vs. The world : the video game propose d’assommer des hordes de personnages à la manière d’un ancestral « beat’em all » comme Streets of rage.

Un jeu vidéo qui n’a de cesse de faire référence à ces glorieux prédécesseurs et à toutes sortes de films d’action ou d’horreur ; une bande dessinée qui invente un jeu vidéo (un Ninja Ninja Revolution dans lequel deux partenaires doivent coordonner leurs mouvements afin d’ériger la baston au rang de chorégraphie) ; un film qui comporte des séquences animées, fait un large usage d’onomatopées et est construit comme un jeu vidéo.

Dans le cas de Scott Pilgrim et de ses adaptations, des termes comme « cross-media » ou « trans-media » ne désignent plus seulement un mode de pensée économique consistant à rapprocher différentes formes de divertissement : ils renvoient plus à une espèce d’esthétique de la porosité entendant aménager les conditions d’une rencontre entre différents modes d’expression.

Benoît Berthou

[1] Sébastien Genvo, Transmédialité de la narration vidéoludique : quels outils d’analyse ?, Peter Lang, 2005.