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dinosaures

Gilles Ciment

Bien que rare, tout compte fait, la figure du dinosaure a connu au cinéma une certaine fortune artistique et technologique, que deux films récents sont venus confirmer, qui en font pourtant un usage nouveau.
Les dinosaures, au fil de l’histoire du cinéma, se sont toujours penchés sur le berceau des nouvelles images. On sait que Winsor McCay, pour impressionner les spectateurs de son show et pour convaincre le public qu’il animait bien des dessins et non des acteurs ou des marionnettes, avait donné vie à un diplodocus saisissant de réalisme, dans son court métrage d’animation Gertie the Dinosaur (1914). En véritable magicien de scène, il donnait des ordres à cet animal surgi du passé, avant de le rejoindre sur l’écran, par le truchement d’un avatar animé de lui-même. En ressuscitant un géant disparu, McCay le visionnaire faisait non seulement la démonstration des possibilités de cet art auquel il donnait ses lettres de noblesse, mais aussi l’annonce de l’avenir du cinéma de divertissement.
Deux décennies plus tard, les dinosaures - cette fois sous forme de marionnettes articulées et animées en stop motion par Ray Harryhausen - refaisaient leur apparition dans de mémorables séquences du King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (1933). Comme chez McCay, les mastodontes survivants de la préhistoire y jouaient un double rôle démonstratif : ils servaient d’échelle pour convaincre le spectateur du gigantisme du singe (qui n’était donc pas un simple gorille) et ils annoncaient l’avènement des effets spéciaux de nouvelle génération, qui perdureront plus d’un demi-siècle et feront la fortune d’un autre saurien gigantesque : le japonais Godzilla...
Pour marquer l’avènement de la génération suivante d’effets spéciaux - les images de synthèse - Steven Spielberg frappera les esprits en redonnant vie avec un réalisme confondant à une grande gamme de dinosaures : diplodocus, velociraptors, tiranosaurus rex... Plus que l’argument "scientifique" avancé (reconstitution à partir d’ADN fossile), son Jurassic Park (1993) réussissait à convaincre par la qualité d’exécution et d’intégration de ces images 3D générées par ordinateur. Au contraire de McCay qui choisit un dinosaure pour l’évidence de la falsification et l’affirmation du statut de dessin afin de faire la démonstration de sa virtuosité graphique, Spielberg chercha au contraire à montrer à quel point ces « nouvelles images » pouvaient « embarquer » le spectateur et le faire adhérer - fugitivement, bien sûr - à une impossible réalité, comme naguère les frères Lumière avaient pu faire croire qu’un train abordant un quai en plein air à La Ciotat allait écraser les spectateurs d’un confortable salon indien sur les grands boulevards parisiens...
Voilà qu’en 2011 des dinosaures surgissent dans deux films où on ne les attendait pas, répondant grosso modo au même mobile, fort différent de tout ce que je viens de décrire. Dans son film cosmique et cosmogonique, The Tree of Life, Terrence Malick glisse quelques plans - surprenants - de dinosaures dans leur environnement naturel, pour une scène prenant le contre-pied de la séquence d’ouverture de 2001, l’Odyssée de l’espace : alors que Stanley Kubrick mettait en scène la première violence avec arme chez nos ancêtres primates, Malick montre un dinosaure qui s’apprête à écraser de sa patte un plus jeune épuisé et, se ravisant, le caresse. Dans Sojunghan nare kkum (dessin animé présenté en compétition au Festival d’Annecy au début du mois de juin dernier), les Coréens Jae-hoon An et Hye-jin Han font également apparaître d’immenses diplodocus sous les yeux médusés de leur petite héroïne, qui avait été impressionnée par la découverte de l’empreinte fossile d’un pas de dinosaure au cours d’une sortie scolaire.
Dans ces deux films, les dinosaures sont une des réponses aux questions sur le sens de l’existence. Ils sont une vision métaphorique. C’est la représentation mentale de ce qui a bel et bien disparu mais qui perdure, par le souvenir ou par l’empreinte sur le monde, comme une transcendance de notre statut de mortels et de la résilience des âmes, mais aussi un symbole de l’insignifiance de nos existences. Cette incarnation d’une pensée métaphysique et philosophique, dans deux œuvres, l’une occidentale et l’autre extrême-orientale, strictement contemporaines et non concertées, aurait-elle pu s’opérer sans la lente et persistante pénétration des images que nous contemplons depuis un siècle et qui ont forgé l’imaginaire commun et jusqu’à l’inconscient collectif, de ces animaux disparus, bien réels mais autant chargés de pouvoir d’évocation que tous les animaux mythologiques et chimériques réunis ?

Gilles Ciment