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avant propos

Pouria Amirshahi

[avril 2011]
« Œuvre chorale », résume Jacques Samson à propos des travaux de Chris Ware, comme en écho à la définition que ce dernier donne lui-même de la bande dessinée dans l’entretien qu’il accordait à neuvièmeart : « telle que je la conçois, la bande dessinée s’apparente à la musique, elle se prête à une structure de type symphonique ». Il semble en effet qu’il y a plus qu’une harmonie d’ensemble, comme si le travail de Chris Ware mariait le contentement du mélomane à la minutie de l’horloger. Comme le souligne Jean-Christophe Menu dans son article « la forme, le fond, la présentation, les à-côtés, tout (...) participe d’une sorte d’organisation supérieure si rigoureuse que le moindre détail, trait ou lettre, se trouve cohérent par rapport au projet global ». Dans Jimmy Corrigan, et plus largement dans les numéros de l’Acme Novelty Library, le détail n’est d’ailleurs pas un signe extérieur de style, comme une signature esthétique qui fait la marque d’un Swarte au dessin rempli ou d’un Hergé à la ligne très claire. Le détail (aussi souvent écrit que dessiné d’ailleurs) se retrouve en apparence isolé, à la marge de la marge, au bas d’une séquence, entre deux planches ou encore sur la couverture pour finalement être toujours le témoin - si ce n’est la preuve ! - de l’histoire, de l’authenticité des anecdotes, de l’existence des personnages. Il n’a de sens, donc, que dans ce projet global cité plus haut. Global, vertigineux, prodigieux autant de qualificatifs pour désigner un travail pensé, écrit, dessiné, relié et édité avec un « soin extrémiste » [1]. Car Chris Ware est tout cela à la fois : auteur, éditeur et parfait connaisseur de l’histoire et des maîtres de son art [2].

Par où commencer dans ce labyrinthe gigantesque, dans cette méta-œuvre encore naissante ?
Par le trait qui rend tout à la fois hommage à Herriman et à Walt-Disney-première-époque dans Quimby The Mouse ou celui qui s’inscrit dans le style de Seth, son jeune aîné contemporain ?
Par la culture populaire d’avant guerre, omniprésente, ou par l’incroyable modernité d’un style graphique réglé au cordeau ?
Par ces dialogues permanents entre le rond et la ligne droite, entre le lettrage et le dessin, entre le format (du livre) et l’histoire ?
Par la dramaturgie de personnages sans aventure ? Tristes, seuls (même quand ils sont siamois), marchant, tel Jimmy, sur le fil d’un suicide qu’on n’oserait formuler à sa place. Y a-t-il chez l’auteur un quelconque sadisme à mettre autant de minutie à raconter l’insignifiance apparente d’une vie de raté ? Est-il à la recherche nostalgique, et jouissive, du parfum de l’enfance : celui de la bobine muette, du daily comic strip ?

Chris Ware est-il maniaque, aliéné, bizarre, capricieux, compulsif, dément, détraqué, exigeant, fantaisiste, fantasque, formaliste, fou, frénétique, furieux, maniaco-dépressif, méticuleux, minutieux, monomane, obsédé, original, pervers, pointilleux, scrupuleux, singulier, sourcilleux, tatillon, timbré, toqué, tordu, vétilleux ? Autrement dit, quel est son génie créatif ?

Entamée en 1997, la curiosité - devenue admiration - de neuvièmeart pour Chris Ware se poursuit. D’une densité incroyable, son oeuvre, toujours en devenir, fait partie de ces rares créations qui donnent le sentiment qu’il faut plus de temps pour les lire qu’il n’en a mis pour les créer...Et, à considérer chaque planche - voire chaque case -, à les relier les unes aux autres, on se demande comment cela est possible. Avec ce dossier qui lui est entièrement consacré, neuvièmeart commence l’exploration.

(avril 2011)

les livres de Chris Ware.

[2] Entretien avec Chris Ware », dans Chris Ware : la bande dessinée réinventée, Jacques Samson et Benoît Peeters, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2010