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avant-propos... et avertissement

Pouria Amirshahi

[mars 2011]

Voilà un dossier de neuvièmeart qui aura du mal a se ranger dans le rayon des archives avant longtemps. Les prolongements de la révolution technologique, en même temps que ses propres transformations, n’en finissent pas de se faire sentir et on sent confusément que nous ne sommes qu’à l’aube de grands bouleversements de tous ordres. À commencer par l’art lui-même, qui, au-delà de possibles changements de supports, emprunte de nouveaux chemins créatifs. Tous, lecteurs, éditeurs, auteurs et professionnels du livre se saisissent des nouveaux enjeux : économiques, culturels, sociaux... Sans être contraint à des débats simplistes (pour ? ou contre ? pour ou contre quoi d’ailleurs ?), neuvièmeart ouvre dans ses colonnes un débat qu’elle a entamé en 2003 et nourri depuis par de nouvelles contributions... et gageons que de nouvelles façons d’aborder « la bande dessinée et le Net » ne manqueront pas de nous parvenir.

C’est un fait, le monde de la bande dessinée épouse de plus en plus Internet. Notre belle et noble revue Neuvième Art, en devenant neuvièmeart2.0, n’est pas dans une bulle (si j’ose dire) et a donc fait aussi sa mue numérique [1]. Dans ce grand moment d’émergence - embryonnaire, définitif ? - du livre numérique, il fallait bien que nous consacrions un dossier à cette révolution technologique, de masse et donc forcément culturelle.


Dessin d’Étienne Lécroart. Angoulême, juillet 2010.

économie, quelle économie ?

Premier sujet (hélas trop souvent traité au détriment des autres, nous y reviendrons plus loin) : comment se construit l’économie du livre numérique ? Les études se font de plus en plus nombreuses, les rencontres et colloques abondent sur les nouvelles stratégies éditoriales, le prix du livre, les supports de lecture, la démocratisation d’Internet... Mais elles nous ouvrent aussi les yeux sur d’autres réalités que masquent parfois les arguments de modernité du Web, en particulier celles qui pèsent sur la condition économique des auteurs en tant que travailleurs intellectuels et confrontés à un risque d’insécurité économique aggravée. Nous observons combien l’extension du domaine du capitalisme à la culture ne s’est pas arrêtée à la frontière du livre numérique : il y pénètre, y teste ses possibilités d’inoculation de profit et se confronte à une antinomie - la logique de gratuité - qui révèle toute l’ingéniosité des acteurs culturels et économiques, obligés d’inventer un modèle.

et si on parlait des artistes...

Inventer, justement... et si nous parlions aussi des artistes ? Pas seulement des auteurs, confrontés à des bouleversements de droit et de statuts (la question sociale étant consubstantielle aux conditions économiques dans lesquelles elle s’exprime, elle se rapproche donc du paragraphe précédent et sera introduite dans ce dossier notamment par Sébastien Cornuaud) ; mais des artistes confrontés à des défis de création. Les économistes et les moult « chargés de développement » des maisons d’éditions devraient d’ailleurs commencer par regarder de ce côté-ci de la révolution numérique : où sont les innovations techniques des narrateurs, des dessinateurs, des coloristes ? Si la bande dessinée alternative avait cherché et trouvé les voies de l’émancipation du format du 48CC [2], la création numérique franchit une nouvelle étape dans la liberté de format par la quasi absence de pagination pré-établie. Les expériences graphiques sont nombreuses, autant que les innovations de « planches » (les linguistes auront, avec ce mot de "planche" un délicieux cas de transmutation lexicale) [3] et de cases placées selon un ordre qui ne doit plus rien aux conventions, sauf celle, encore majeure, du sens de lecture (pour les occidentaux, de gauche à droite/de haut en bas) [4].

...et des lecteurs ?

Certes, nous n’en sommes pas encore à une lecture à 360° (bien qu’elle ne soit technologiquement nullement impossible de nos jours), mais le regard de la lecture est profondément bouleversé par la narration numérique. La place du lecteur, et c’est un troisième question, change donc radicalement dans ce nouveau processus : toujours liseur, et récepteur (et si possible, en relation avec l’auteur dont il aime le propos, le dessin, la narration, etc.) son action sur le livre change. Il ne tourne plus la page de l’index, mais parcourt l’écran global tout en cherchant la direction appropriée de lecture [5]. Tous les codes oubliés ressurgissent (la lecture en déroulement vertical propre au parchemin disparu [6]), toutes les nouvelles façons de lire intriguent (gardez votre doigt appuyé sur la souris pour faire flotter la page). Passons sur les animations intégrées ou les habillages sonores pour ne nous intéresser, pour le moment, qu’à la transformation de la lecture. Nous ne sommes pas disposés encore à juger si ces extensions sont de vulgaires pluggins, des parasites qui tuent l’âme de la bande dessinée ou le signe d’une évolution vers une écriture plus globale, choisie librement ou non par les auteurs [7]. A l’heure où j’écris cet avant-propos, la forme la plus assumée de bande dessinée numérique, en ce que le numérique n’est pas un support mais un élément constitutif de la création artistique, est sans doute Prise de tête, d’Anthony Rageul. Il y a dans ces tâtonnements, au croisement de la recherche et de la création, l’embryon d’une autre bande dessinée, pleine de promesses.

Bref, la création numérique foisonne, se met en réseau, se découvre de bouche à oreille [8] et donne encore parfois le sentiment de placer le médiateur du livre (de l’éditeur au libraire ne passant par le bibliothécaire) sur le trottoir, spectateur d’une évolution qu’il ne maîtrise ni ne souhaite.

quand les professionnels du livre se réinventent

Ces changements profonds sont déjà appréhendés par des éditeurs, qui s’adaptent souvent avec la seule idée de ne pas mourir d’avoir raté le train, sans trop savoir vraiment ce que cette révolution culturelle peut signifier, sans trop prendre de risque non plus. Devant les tentatives d’auto-édition (comme Les Autres gens) qui suppriment l’éditeur traditionnel de la relation directe entre l’auteur et le lecteur, les blogs d’auteurs d’accès libre ou encore les jeunes entreprises qui misent sur la plate-forme ou le logiciel de lecture, la tentation est grande de la part des principaux éditeurs de verrouiller le marché avant qu’il naisse. Ainsi, IZNEO, plate-forme de vente en ligne, regroupe des éditeurs qui pèsent plus de 50% du marché de la bande dessinée (c’est d’ailleurs l’argument mis en avant par eux). Une simple visite sur le site, en 2011, permet de se rendre compte que la création, l’auteur, le lecteur, sans parler de la qualité de navigation ne sont que les supplétifs à peine visibles d’une démarche d’enseignes. Leur première préoccupation est la protection de leur catalogue et des droits qui découlent de leur mise en vente en ligne (c’est-à-dire dans leur version numérisée). Nul doute néanmoins que cette posture défensive bougera vite. Quant aux libraires, s’ils craignent aussi pour leurs métiers déjà menacés, j’ai été très frappé, à diverses occasions, de constater qu’ils sont tout autant préoccupés par la dimension littéraire (graphique) de la bande dessiné numérique : comment renseigner les clients sur les publications ? Pouvez-vous nous faire découvrir des auteurs, des sites, des titres ? Un peu comme les bibliothécaires qui certes n’oublient pas de s’interroger sur les possibles pertes de financements publics [9], mais commencent à développer des projets d’équipements de bornes de lecture (numérique) publique voire à conseiller certains sites à leurs abonnés et adhérents.

en guise de conclusion provisoire... un avertissement durable

Les transformations de tous ordres générés par l’extension du Web dans les pratiques sociales et culturelles sont déjà visibles... et ne font que débuter. Neuvieme Art s’était très tôt préoccupé de cette nouvelle donne et certains articles que nous choisissons de mettre en ligne sont peut-être datés ils datent parfois d’avant le passage au Web 2.0). Mais il est intéressant de voir comment cette réflexion a jalonné les différentes étapes de cette ère numérique naissante. Ce dossier, par définition, est voué à croître, à se nourrir de contributions futures. De nouvelles problématiques viendront l’enrichir, qu’il s’agisse des possibilités nouvelles de conservation des œuvres du patrimoine du neuvième art par la numérisation ou même de la conservation numérique des œuvres numériques (à moins qu’il ne faille les imprimer, un jour, pour en garder une trace... en cas de grand Bug informatique universel ?).

Bref, rien n’est moins définitif que ce dossier... à commencer par son avant-propos.

Pouria Amirshahi, rédacteur en chef de neuviemeart

Article publié dans neuvièmeart 2.0 en mars 2011.

[1] Certes, rien ne nous interdit de publier à l’occasion des numéros (forcément spéciaux) en librairie - je rassure ici les amoureux du papier et dont je suis -, mais c’est désormais en ligne que vous pourrez nous rester quotidiennement fidèles.

[2] Lire, notamment, Plates-bandes de Jean Christophe Menu (L’Association, 2005).

[3] Qui sait de nos jours, que du temps de Molière, « ravissement » signifiait « enlèvement », « étonner » voulait dire « frapper comme le tonnerre » ?

[4] Les expériences de Scott Maccloud sont très riches de diversité de « pagination ». Voir son site.

[5] S’il faut changer de page, le clic de souris remplacera le doigt mouillé, ce n’est donc pas là que se situe le véritable changement. L’auteur est en effet parfaitement libre de continuer à user du cliffhanger, ce suspense de dernière case dont Hergé usait avec le brio que l’on sait. De même, la lectrice ou le lecteur aura sur certains sites d’auteurs ou spécialisés le confort d’une lecture « physiologiquement » rassurante (strips de une à quatre cases, mini-planches) par laquelle, comme dans un vrai livre, ils pourront embrasser toute la planche avant d’en suivre l’itinéraire narratif.

[6] Un exemple ici sur une des pages du site de Boulet.

[7] Mais si certains étudient cet aspect de la question, nous les lirons avec le plus grand intérêt.

[8] Et se fête même ! Voir à ce propos le site du Festiblog, festival dédié aux blogs de bande dessinées.

[9] Ceux-ci sont adossés aux livres papier.