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la bande dessinée abstraite existe, Molotiu l’a rencontrée

Il est peu probable qu’un éditeur français se risquera à traduire l’anthologie qu’Andrei Molotiu a conçue et fait paraître chez Fantagraphics en 2009, même si l’ouvrage comporte peu de texte. Abstract Comics : le titre de l’ouvrage est en soi un manifeste. Il officialise l’existence de ces objets étranges que certains récuseront comme contradictoires dans les termes : les « bandes dessinées abstraites ». Que faut-il entendre par là ? Molotiu en distingue de deux sortes : ce sont soit des séquences de dessins abstraits, soit des séquences de dessins contenant des éléments figuratifs mais dont la juxtaposition ne produit pas de narration cohérente. Mais son anthologie propose beaucoup plus d’exemples du premier cas que du second.

Cette initiative a connu au moins un précédent : dans son numéro 13 (printemps 2003), la revue Bile noire, publiée par l’éditeur suisse Atrabile, inaugurait une rubrique qui, sous la direction d’Ibn al Rabin, serait consacrée à cette même bande dessinée abstraite, la règle fixée étant « de ne représenter aucun “objet” concret (c’est-à-dire, ayant une signification non ambiguë) hors de ceux appartenant à la sémantique propre au médium, à savoir les bulles et les cases ». Outre Rabin lui-même, les premières contributions étaient signées de Alex Baladi, Guy Delisle, Andreas Kündig, David Vandermeulen et Lewis Trondheim (seuls Rabin et Trondheim figurent dans l’anthologie de Molotiu).

planche de Lewis Trondheim parue dans Bile noire n° 13. © chez l’auteur

On sait que Trondheim a publié depuis, à L’Association, deux petits livres dans cette même veine : le premier, Bleu, en couleur, ludique et expérimental, le second, La Nouvelle Pornographie, en noir et blanc, d’inspiration parodique. Ce dernier petit livre (collection “Patte de Mouche”, 2006) a eu l’insigne mérite de prouver qu’il ne faut pas automatiquement confondre jeu de formes abstraites et absence de signification. En l’occurrence, les malicieuses combinaisons de formes géométriques noires et blanches évoquaient sans détour, quoique sur un mode désincarné, sinon métaphorique, les situations sexuelles que le titre promettait.

Le texte introduisant la nouvelle rubrique de Bile noire (laquelle s’est poursuivie jusqu’en 2007) spécifiait que tout recours au texte était « strictement prohibé ». On peut s’étonner de cet ukase : la rédaction ne semble pas s’être avisée que, si on le décide, les mots peuvent être utilisés de façon incohérente, eux aussi, échapper à toute compréhension et contribuer, tout comme les images, à la ruine du sens.

J’avais déjà montré en 1987, lors du colloque de Cerisy sur le thème « bande dessinée, récit et modernité », que la juxtaposition de dessins au sein d’un multicadre (espace compartimenté de la page) ne produit pas automatiquement un récit, et peut relever de « dispositifs infranarratifs », c’est-à-dire d’autres principes de regroupement, que j’avais nommés amalgame, inventaire, variation, déclinaison et décomposition.

Dans la thèse qu’il a soutenue en 2008 (inédite à ce jour), Harry Morgan a judicieusement établi un rapprochement entre deux de ces dispositifs et deux des six types d’enchaînements – « closure » – entre vignettes repérés par Scott McCloud dans L’Art invisible (p. 70-72). En effet, l’enchaînement qu’il appelle « de point de vue à point de vue » – « aspect to aspect » – correspond à ce que j’avais nommé décomposition, et sa « solution de continuité » à mon amalgame. Mais McCloud, qui examine ensuite (p. 74-80) la fréquence de chacune de ces catégories dans les œuvres de quelque trente-trois dessinateurs américains, européens et japonais, ne trouve qu’une seule occurrence de « solution de continuité », c’est-à-dire de cases « juxtaposées sans rapport logique entre elles ». Il s’agit, en l’occurrence, d’une histoire courte d’Art Spiegelman, « Ace Hole, Midget Detective » (qui appellerait de nombreux commentaires), comprise dans son recueil expérimental Breakdowns. Soit un corpus logiquement des plus minces, puisque McCloud ne semble pas prendre la bande dessinée abstraite en considération.

À vrai dire, la définition qu’il donne de la bande dessinée (définition longue : « images picturales et autres, fixes, volontairement juxtaposées en séquences », communément abrégée en « art séquentiel ») ne fait pas expressément référence à l’idée de narration. Tout dépend de la signification que l’on attribue au concept de séquence. (Mon propre concept de solidarité iconique se tient, lui, expressément en-deça de toute considération sur la « vocation narrative » de la bande dessinée.) La définition de McCloud n’est pas très explicite ; cependant, le fait qu’il admette la « solution de continuité » comme l’un des types d’enchaînements possibles témoigne en faveur d’une conception élargie de la notion de séquence.

Dans les bandes dessinées abstraites rassemblées par Molotiu, l’enchaînement séquentiel ne produit rien qui soit de l’ordre d’un récit ; mais la solidarité entre les vignettes s’établit (de façon plus ou moins convaincante et séduisante) sur un autre mode, plastique, rythmique et pour ainsi dire musical. Personnellement, je ne refuse pas de faire une place à ces réalisations dans le champ de la bande dessinée, puisque je souhaite que celui-ci soit le plus ouvert et le plus diversifié possible dans ses expressions, sans exclusive. Mais je n’en constate pas moins qu’elles entretiennent des affinités plus étroites avec les modes opératoires de l’art contemporain qu’avec les ambitions ordinaires des littératures dessinées.