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quelques pas dans la complexité (3)

La singularité du talent d’Olivier Schrauwen éclatait dès la publication, en 2006, de son premier album, Mon Fiston. Quatre ans plus tard, cet auteur, rare dans tous les sens du terme, se montre tout aussi brillant mais plus déconcertant encore dans L’Homme qui se laissait pousser la barbe (paru en novembre dans la collection "Actes Sud-L’An 2"). L’illustration de couverture – un portrait constitué de onze morceaux assemblés – annonce la couleur : il ne s’agit pas d’un livre dévidant une histoire d’un seul tenant, mais d’une sorte de puzzle narratif. Il y a sept chapitres (l’un d’eux porte le même titre que l’album, les autres s’intitulent « Congo chromo », « Types de cheveux », « Le devoir », « Le château », « La grotte » et « L’imaginiste »). À part le fait que dans chacun d’eux le protagoniste porte effectivement une barbe, ces récits ne sont reliés par aucune forme de continuité. La cohérence de l’ensemble, si l’on en cherche une, ne sera pas d’ordre narratif. Elle ne sera pas non plus esthétique, Schrauwen changeant de style et de technique d’un chapitre à l’autre.

Je me souviens de ma première rencontre avec lui, et des travaux qu’il m’avait montrés alors. J’avais devant moi un pasticheur de génie, capable de dessiner, sans modèle, à la manière d’Hergé, de McCay, de Willem ou de Reiser de façon également convaincante. L’Homme qui se laissait pousser la barbe est loin de proposer le déploiement complet des écritures graphiques qu’il est capable d’endosser. Cependant les références y sont multiples : imagerie d’Epinal, cinéma des premiers temps, planches de traités scientifiques, films d’animation, icônes religieuses, chromos, dessins d’enfants, miniatures. Comme dans Mon Fiston (qui se plaçait de façon nette sous le patronage des maîtres américains des funnies), la tonalité d’ensemble est résolument rétro, même si certains dessins font signe vers des sphères artistiques plus contemporaines, comme celles du graff ou de l’art brut.

On pourrait mettre cette hétérogénéité sur le compte des circonstances d’élaboration de l’album, dont les chapitres ont pour la plupart été publiés séparément dans des revues (Mome, Canicola et Strapazin). Mais Schrauwen avait le recueil en vue depuis le début (il y a trois ans, celui-ci m’était annoncé avec un titre de travail différent et sans doute plus explicite : La Classe de dessin) et il est bien trop avisé pour ne pas avoir prémédité et contrôlé ses effets.

L’unité de l’album se fait d’abord au niveau des références multiples à la « belgitude » (l’auteur est né à Bruges, où il situait une scène de Mon Fiston). Le portrait de couverture est une caricature du roi Léopold II. La première histoire a pour cadre le Congo, c’est-à-dire la colonie dont ce souverain « fit don » à la Belgique, et l’un des personnages y est montré dégustant du chocolat belge. Plus loin, on découvre l’Express royal belge (le train le plus long du monde) et sa « suite Léopold II », au luxe effréné ; enfin, le seul décor qui ne soit pas fictif représente (page 109) les serres du « Botanique », à Bruxelles – qui fut un lieu de sciences et d’études botanistes de 1829 à 1939.

Plusieurs thèmes circulent d’une histoire à l’autre, en particulier celui du déplacement et du voyage (sur un fleuve, à cheval, en train, en chaise roulante), et celui du handicap et de l’infirmité (les personnages des deuxième et troisième chapitres sont faibles d’esprit, le dernier met en scène un handicapé physique). Le thème dominant est toutefois celui du pouvoir de l’imagination, véritable clé qui permet de relier tous les autres motifs. Ainsi « Congo chromo » apparaît comme une fantaisie sur l’imaginaire colonial, le voyage physique comme une métaphore du voyage que l’on peut accomplir en esprit, la rêverie comme un moyen d’échapper à sa condition (par exemple d’infirme), et le dessin comme l’outil le plus docile et le plus merveilleux qui soit pour donner corps à toutes les chimères.

De sorte que L’Homme qui se laissait pousser la barbe est bien plus qu’un recueil de nouvelles : un ouvrage dont la complexité réelle et la structure éclatée sont mises au service d’une unité de pensée et invitent le lecteur à un vrai travail d’interprétation.

Cet album, publié la même année que Les Noceurs, de Brecht Evens (les deux livres sont dans la sélection officielle du festival d’Angoulême), témoigne avec éclat de la richesse et de l’originalité de la nouvelle école flamande.