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quelques pas dans la complexité (2)

Walking the Dog, de David Hughes (« En promenant le chien »), a paru chez Jonathan Cape, à Londres, en 2009, et ne semble pas avoir reçu, dans son pays même, beaucoup d’écho. L’éditeur présentait pourtant l’ouvrage (un fort volume cartonné de format 26 x 28 cm) comme « un livre qui fera date dans la littérature graphique », et cette réclame ne me paraît pas hyperbolique.

Plus connu comme illustrateur, photographe, designer, David Hughes a dessiné pour de nombreux journaux et magazines, dont l’Observer, le Guardian, Esquire et le New Yorker. Avec Walking the Dog, il invente un livre qui défie toutes les catégorisations, entre bande dessinée et livre d’artiste, autobiographie et divagation.

Tout commence un jour de 2007, quand sa femme et ses filles annoncent à l’auteur que, pour ses cinquante ans, elles envisagent de lui offrir un chien. L’idée d’avoir à sortir un compagnon à quatre pattes deux fois par jour ne l’enchante pas a priori, mais comme son médecin lui fait valoir qu’il a besoin d’exercice, et que sa sédentarité aggrave son problème avec l’alcool, il se laisse convaincre. La promenade du chien (un fox-terrier nommé Dexter) devient donc un rituel, qui scande tout le livre. Non seulement chaque promenade est datée, mais elle est référencée avec un luxe de précisions (l’heure, le temps qu’il fait).

Cette promenade est figurée graphiquement à travers des centaines de dessins à peu près semblables mais toujours différents. Ainsi le livre se construit-il musicalement suivant le protocole « thème et variations ». La silhouette et les traits que se prête l’auteur sont éminemment fluctuants ; le temps d’une séquence, il promène non plus son chien mais une tondeuse à gazon ; dans une autre, le chien s’est métamorphosé en un jouet sur roulettes.

La promenade n’est pas le fil conducteur d’une quelconque intrigue. Plutôt quelque chose comme une corde à linge à laquelle l’auteur peut accrocher des épisodes divers, déconnectés les uns des autres. Épisodes qui sont essentiellement de deux sortes : les rencontres avec les habitants du quartier (pour la plupart eux-mêmes propriétaires de chiens, et qui semblent mettre un point d’honneur à ne jamais se rappeler du nom de Dexter ; les chiens se reniflent pendant que les maîtres échangent quelques mots), et les réminiscences d’événements passés qui, dans l’état de disponibilité où il se trouve tandis qu’il chemine, affluent à l’esprit de David, sur le mode de la rumination. Ces événements sont tantôt d’ordre biographique, tantôt du domaine de l’histoire récente (souvenirs partagés par toute une génération, à la manière des Je me souviens de Perec). Le désordre dans lequel ces différentes scènes s’enchaînent et se développent semblent relever d’une tentative pour traduire en termes graphiques le phénomène cognitif du flux de conscience.

Divisé en treize chapitres et un épilogue, et placé sous l’invocation de T.S. Eliot, Walking the Dog est entièrement dessiné au crayon, d’un trait précis et délicat, mais le dessin change régulièrement de style, évoquant tantôt des dessins d’enfant, tantôt Lyonel Feininger, ou bien encore Tomi Ungerer, et souvent ne ressemblant à personne. Une longue séquence met aux prises une famille de chiens anthropomorphisés. Ce déploiement stylistique se double d’un fréquent recours au collage : planches de traités d’entomologie, photographies, découpes de mannequins en bois créés par l’auteur.

Le livre de David Hughes peut se lire comme un journal de l’année 2007, mais un journal qui ferait droit au fantasme, aux divagations de l’esprit, et qui inventerait sa forme en avançant (littéralement : en marchant). C’est l’un des livres les moins descriptibles dont il m’ait été donné de vouloir rendre compte. L’humour y est très présent, et passe notamment par cette stratégie de l’autodépréciation (Hughes est plutôt laid, bedonnant, raleur, hypocondriaque, et les mots qu’ils prononce le plus souvent sont fuck et fucking), si typique de la production autobiographique anglo-saxonne.

Le rythme de la marche s’accorde parfaitement au dispositif de la bande dessinée. Un personnage représenté marchant de gauche à droite, dans plusieurs cases consécutives, un personnage qui pérégrine de case en case effectue, dans l’espace de la page, un trajet analogue à celui que suit notre œil. Son déplacement est découpé, comme l’est notre lecture. Il serait inexact de dire qu’à chaque case correspond un et un seul pas, mais une correspondance ne s’en établit pas moins entre le rythme de la marche et le déplacement progressif de la zone focale autour de laquelle s’organise ma vision. C’est pourquoi le personnage qui marche est un parfait embrayeur de récit : il nous place d’emblée en phase avec sa déambulation.

Avec Walking the Dog, David Hughes a inventé une forme de complexité qui, sur fond d’une action répétitive et cadencée, introduit toutes sortes de brisures dans le rythme et intègre sans heurt toutes les extravagances. Son livre est fascinant et mériterait assurément de connaître une diffusion internationale.