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quelques pas dans la complexité (1)

J’ai le regret de faire savoir à tous ceux qui me font l’honneur de me lire que ce blog ne survivra pas à l’année 2010 – en tout cas pas sous cette forme et avec cette régularité. Je me réserve d’adopter, le cas échéant, une formule moins chronophage, car j’arrive de plus en plus difficilement à alimenter neuf et demi (travail absorbant, contraignant, et entièrement bénévole) en plus de mes autres activités d’auteur, d’éditeur et d’enseignant.

Pour fermer cet espace de réflexion qui aura donc vécu un an, j’ai décidé de me pencher sur la notion de complexité, telle qu’elle trouve à s’incarner plus particulièrement dans trois albums : Toxic, de Charles Burns, Walking the Dog, de David Hugues (non traduit en français) et L’Homme qui se laissait pousser la barbe, d’Olivier Schrauwen. Si différents qu’ils soient, ces trois ouvrages ont en commun de proposer une narration non linéaire, de déconcerter le lecteur par des ruptures, soit dans le graphisme, soit dans la temporalité, soit dans le monde fictionnel dépeint (en termes plus savants : ruptures d’isotopie diégétique). Ils témoignent, chacun à sa manière (et après d’autres livres, comme l’emblématique Jimmy Corrigan de Chris Ware), d’une ambition commune : celle de doter l’album d’une autre cohérence que celle d’un récit lissé, où le lecteur peut s’installer confortablement sur des rails qui le conduiront sans heurts d’un point de départ à un point d’arrivée.

Des trois œuvres citées, celle de Charles Burns me semble la moins excitante et la moins aboutie. D’abord, parce que l’album dont nous disposons (paru chez Cornélius en octobre) n’est que la première partie d’un diptyque. À l’heure du roman graphique, la décision d’avoir scindé le livre en deux volumes paraît, en l’occurrence, particulièrement malheureuse. Ensuite, parce que la complexité me paraît ici factice et gratuite : Burns semble surtout jouer à perdre son lecteur.

© Cornélius 2010.

On lit partout que Toxic serait un double hommage à Hergé et à William Burroughs. Cependant les emprunts faits à l’un et à l’autre sont de natures tout à fait différentes. Au maître belge, l’Américain emprunte simplement une imagerie. Les taches rouges sur l’œuf qui figure en couverture rappellent d’évidence les champignons de L’Étoile mystérieuse ; le personnage principal, un jeune homme répondant au nom de Doug, apparaît dessiné tantôt de façon réaliste, tantôt avec un visage rond et lisse à la Tintin, auquel il emprunte alors son petit nez et sa houppe (noire) – représentation stylisée qui correspond au masque qu’il arbore lors de ses performances scéniques ; on le voit aussi porter un t-shirt dont le motif est un Tintin punk ; un chat noir répondant au nom d’Inky apparaît, quant à lui, comme un double inversé du chien blanc Milou. (Relevons que le nom de scène adopté par Doug, « Nitnit », est celui que le québécois Henriette Valium utilise de longue date pour ses parodies de Tintin).

Ces citations restent parfaitement anecdotiques. Burns ne travaille pas sur et avec l’imaginaire hergéen, il en convoque quelques éclats symboliques sur le mode de la citation. Le lecteur est tenté, dès lors, de chercher ailleurs d’autres citations graphiques : ainsi, le pansement que Doug porte à la tempe ne rappelle-t-il pas ceux dont Bilal a longtemps affublé ses personnages ?

À l’écrivain William Burroughs, l’auteur de Black Hole emprunte aussi une imagerie (la ville de Tanger, les personnages qui ressemblent à des insectes), mais il revendique principalement de s’être approprié une technique narrative, celle du cut-up. Cette référence me semble ici inappropriée, usurpée. Burroughs découpait dans son propre texte et dans d’autres des fragments qu’ils redisposait ensuite dans un ordre aléatoire. Proche du collage, la technique du cut-up implique la non-préméditation, une forme de lâcher-prise de l’auteur et de sa volonté consciente.

Mais il n’y a rien de tel chez Burns. D’abord, parce que sa mise en page et son écriture graphique sont extrêmement concertées, que son trait est si appliqué et minutieux qu’il semble gravé dans le papier, que rien, dans son travail, ne témoigne d’une quelconque marge d’improvisation ou de liberté. Ensuite parce que, si le récit fait passer le héros, et à sa suite le lecteur, d’un univers à un autre (de l’Amérique à Tanger, de l’époque contemporaine à un monde post-apocalyptique, etc.), sans que les liens logiques entre ces réalités parallèles ou emboîtées ne soient explicités, Burns n’assemble pas des fragments de récits arrachés à leur contexte ; au contraire, il ménage soigneusement toute une série de sas, de transitions : brèche dans un mur de briques (comme dans Tintin), portes, ouverture dans le plafond, transitions graphiques fondées sur la déclinaison d’une même forme, etc. Tout l’opposé de la philosophie du cut-up !

Toxic rappellerait plutôt, mais sur un mode mineur, un film comme le Mulholland Drive de Lynch, dans la mesure où il semble nous faire osciller entre le rêve et la réalité et défier toute tentative d’explication totalisante rationnelle. La situation récurrente du héros qui « se réveille sans savoir où il est » est d’ailleurs une bonne métaphore de la situation du lecteur qui, lui aussi, a perdu ses repères.

On peut (c’est affaire de goût, de sensibilité) être sensible ou indifférent à la fascination-répulsion morbide de Burns pour le grouillement organique, la viande avariée, les fœtus plus ou moins monstrueux. Mais, par rapport à Black Hole qui reste son œuvre majeure, la complexité qu’il a cherché à introduire dans ce nouvel opus ne représente pas, à mes yeux, un enrichissement, plutôt une sophistication affectée et vaine. Burns est un auteur maniériste ; la couverture de son album témoigne à elle seule de ce que son horizon esthétique est, finalement, celui du kitsch.

(à suivre)