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les paradoxes de la BD au féminin

Décerné pour la troisième année, le prix Artemisia, qui récompense la meilleure bande dessinée de femme, a été remis il y a quelques jours à Laureline Mattiussi pour L’Île au poulailler, chez Treize Étrange. L’étude annuelle de Gilles Ratier sur le marché de la bande dessinée nous apprend, quant à elle, que la proportion de femmes dans la profession s’élevait en 2009 à 11,12 % (car Gilles recense les femmes à la seconde décimale près). Elle n’était que de 6 % environ quand j’ai lancé, en 2002, la collection "Traits féminins", qui a notamment publié Anne Herbauts, Simone Lia, Gabrielle Bell, Jeanne Puchol, Barbara Yelin, Sonia Pulido ou encore Kati Kovacs.

extrait de L’Île au poulailler, de Laureline Mattiussi

La situation a évolué rapidement, et je m’en réjouis. Faire bouger les lignes : telle était exactement mon intention en lançant cette collection. À l’époque, l’initiative ne fit d’ailleurs pas l’unanimité. Pourquoi le taire, certaines dessinatrices ne souhaitèrent pas monter dans ce train-là. Les mêmes, ou d’autres, refusent aujourd’hui, par principe, de participer à des débats sur la bande dessinée au féminin. Ainsi Lisa Mandel : « Je trouve que le débat (sûrement justifié il y a quelques années) n’a aujourd’hui plus de raison d’être, ça me donne le sentiment d’être aux jeux para-olympiques » (je cite un mail adressé à votre serviteur le 6 octobre 2009). Oui, je vois que cela ne vous a pas échappé, c’est bien Lisa Mandel qui (associée à Tanxx) a reçu le prix Artemisia en 2009.

Dupuis annonce le lancement d’une collection réservées aux créatrices, sur le thème des "Sorcières" (elle sera dirigée par un homme, Lucien Rollin) ; et le Lombard fait paraître un nouveau bimestriel, Kramix, dont le premier numéro est entièrement réalisé par des femmes. Il n’est pas douteux que ce mouvement fera tache d’huile. Créer la collection "Traits féminins" en 2002, c’était un acte militant, c’était afficher un volontarisme et une conviction. Mais la conjoncture n’est à présent plus du tout la même, et le fait de publier des dessinatrices est en train de devenir « tendance ».

Qu’est-ce qui a changé ? J’évoquais ici même, il y a quelques jours, le phénomène des shôjo mangas, qui a fait prendre conscience aux éditeurs de l’existence d’un lectorat féminin, et donc d’une demande. Certains ont tenté d’y répondre, sans trop de discernement. Ainsi DC Comics, avec le label "Minx", qui n’aura vécu que deux saisons (2007-2008) ; il s’agissait d’une collection de romans graphiques qui se prétendaient « about real girls in the real world », mais qui étaient majoritairement conçus par des hommes.

L’essor de l’autobiographie et des bandes dessinées du moi est un autre facteur à prendre en considération. Car s’il est un genre, dans les littératures dessinées, où les femmes font jeu égal avec les hommes, c’est bien l’autobiographie : les noms de Marjane Satrapi, Julie Doucet, Debbie Drechsler, Allison Bechdel, Miriam Katin ou Dominique Goblet – pour ne citer qu’elles – viennent immédiatement à l’esprit. Le triomphe planétaire de la première citée, avec Persepolis (la BD) puis Persepolis (le film), aura suffi, à lui seul, à donner des idées à plus d’un éditeur.

Le dernier phénomène en date, qui a amplifié l’expression du moi en bande dessinée mais l’a aussi pervertie, est la vogue des blogs. Le blog semble devenu, pour beaucoup, la forme contemporaine ultime du journal intime. Et là, les femmes triomphent. Sur les quelque quinze mille blogs de dessinateurs que, selon certaines estimations, compterait la France, le plus visité est, à ce jour, celui de Pénélope Bagieu (« Ma vie est tout à fait passionnante »), qui reçoit plusieurs dizaines de milliers de connexions quotidiennes, laissant loin derrière ceux de Lisa Mandel – encore elle – (« Libre comme un poney sauvage »), Margaux Motin (« Ma Life »), Gally (« le blog d’une grosse »), Laurel (« Un crayon dans le cœur ») ou Cäät (« La honte et la frime en même temps »). Tous ces blogs ont donné lieu récemment à des éditions de librairie.

De façon générale, et même s’il y aurait toutes sortes de nuances à établir entre elles, la plupart des « blogueuses » parlent de leur vie de tous les jours et de leurs petits soucis avec les flirts, les amants, les enfants, les voisins, les bonnes copines ou les kilos en trop. Pénélope Bagieu donne le ton et son dessin même commence à faire des émules. C’est le triomphe de la fameuse « célibattante », du syndrôme Bridget Jones ou de ce que certains, outre-Manche et outre-Atlantique, désignent de façon péjorative comme la « chick lit’ » (littérature de filles).

extrait de J’aurais adoré être ethnologue, de Margaux Motin, Hachette Livre (Marabout), 2009

Toute question de talent mise à part, on peut regretter que, dans ces blogs, la femme soit cantonnée dans la sphère domestique (ce qui s’explique en partie, évidemment, par le quotidien des dessinatrices elles-mêmes, qui travaillent chez elle et ne vont pas au bureau) et, surtout, dans celle de la futilité. Nous sommes quelques-uns à dénoncer, depuis des années, l’omniprésence, dans la BD de grande consommation (et bien sûr aussi dans l’univers du jeu vidéo), du stéréotype de la femme aux gros seins, armée d’une épée ou d’une arme de gros calibre et vêtue de manière outrageusement sexy ; faut-il que les femmes répliquent à cette imagerie caricaturale par une autre caricature, même si celle-ci est proposée cum grano salis ? C’est ce qui semble en train de se passer. Les albums d’Hélène Bruller vont dans le même sens : faire rire de femmes moitié hystériques, moitié décervelées, dont les préoccupations sont obstinément nombrilistes. (On ne sait pas dans quel camp il faut ranger la série à succès Les Blondes, qui, en dépit de sa misogynie épaisse, est coécrite… par une femme).

Le public en redemande – et il serait intéressant de savoir quelle est la proportion de lecteurs masculins qui se délectent de cette mise en images des sujets qui constituent depuis toujours le fond de commerce des magazines féminins. L’année dernière, l’album récompensé à Angoulême par le prix du public était Mon gras et moi, de Gally (tiré de son blog, auquel il a été mis fin depuis). Tiens ! encore un créneau à prendre. Patience : vous lirez bientôt chez Delcourt, de Carol Lay, Mince alors ! À la recherche du petit poids, déniché aux États-Unis (le travail de cette dessinatrice peut être découvert dès à présent sur son site www.waylay.com).

Ce n’est pas ce genre de bande dessinée de femme que défendait “Traits féminins”, ce n’est pas celle-là que promeut aujourd’hui Artemisia. Dans la bande dessinée comme ailleurs, il existe, fort heureusement, un regard féminin qui porte bien plus loin que le nombril, un regard qui sort de la chambre à coucher et de la salle de bains pour interroger le monde. Les œuvres de Chantal Montellier, de Marguerite Abouet, de Johanna et d’autres citées plus haut sont là pour en témoigner.

Et il n’est pas anodin de constater que, dans le sillage de Satrapi, des dessinatrices issues de pays où la femme n’est pas considérée à l’égal de l’homme et où il n’y a pas de tradition de la bande dessinée bien établie, se signalent désormais à notre attention. Zeina Abirached, originaire du Liban, Amruta Patil, d’Inde, Asia Alfasi, de Libye – pour ne rien dire d’une dessinatrice de presse pionnière comme la pakistanaise Nigar Bazar, ou de la turque Piyale Madra – montrent que le dessin s’offre aussi, dans certaines cultures, comme un moyen de rentrer en possession de sa propre histoire, de prendre la parole et de se définir en tant que femme.