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une bande dessinée n’est pas un livre

Le site du Figaro héberge plusieurs blogs, dont celui de Natacha Polony, intitulé Eloge de la transmission. Il y est question « d’école et de savoirs, de maîtres et de disciples, d’élèves et de professeurs, de parents et d’enfants, de culture et de mémoire… »

Voici un peu moins de deux semaines (le 2 décembre pour être précis), la blogueuse réagissait à un sondage publié à l’occasion du Salon du livre de jeunesse de Montreuil, d’où il ressortait que 70 % des 8-10 ans lisent régulièrement, 50 % des 11-13 ans et 40 % des 14-16 ans également. Qu’on me pardonne de citer un peu longuement son commentaire :

« Il y a déjà quelques temps qu’une telle escroquerie intellectuelle est pratiquée. Elle permet notamment de proclamer chaque année que l’édition se porte bien puisque les « ventes de livres » augmentent. En effet, on y inclut les bandes dessinées. L’auteur de ces lignes se souvient d’ailleurs d’avoir assisté il y a cinq ans, lors d’un reportage dans un IUFM, à l’un de ces séminaires de formation qui faisaient tout le merveilleux de ces belles institutions. Devant une formatrice bienveillante et ravie, une stagiaire documentaliste résumait les avancées de son travail de recherche en vue d’un mémoire sur les « pratiques de lecture des élèves de sixième ». Où il apparaissait que les filles lisaient plus que les garçons, et que le livre le plus emprunté par les filles au CDI du collège était Harry Potter, alors que le livre le plus emprunté par les garçons était Titeuf. Personne pour s’étonner qu’une documentaliste puisse considérer Titeuf comme un « livre », et moins encore pour s’affliger qu’il fasse partie du catalogue d’une bibliothèque de collège.

 » Qu’on ne se méprenne pas. Il ne s’agit pas de dévaloriser la bande dessinée ou d’en nier le caractère créatif et artistique (je suis, pour ma part, grande lectrice d’Hugo Pratt, autant que de Fred ou Gotlib, ou encore François Bourgeon). Mais la bande dessinée n’a nul besoin de mensonge pour exister et pour se voir reconnue. Une bande dessinée n’est pas un livre parce qu’elle ne met pas en jeu les mêmes processus mentaux dans le cerveau de celui qui la lit. (…) Prétendre, donc, que la bande dessinée est un premier pas vers la lecture est tout bonnement faux. Encore une fois, il s’agit de deux activités de nature différente. » (Les passages soulignés en gras le sont par Natacha Polony elle-même.)

Comme tous les penseurs réactionnaires, notre blogueuse (essayiste et enseignante, réputée spécialiste des questions d’éducation) se flatte de rappeler des « vérités qui dérangent ». Elle ne craint pas de s’attaquer aux « idées reçues », comme en témoigne le titre de son dernier livre, L’Homme est l’avenir de la femme (éd. Jean-Claude Lattès, janvier 2008).

Natacha Polony regrette que les enfants d’aujourd’hui lisent plus souvent Titeuf que Pagnol, Daudet ou d’autres classiques des Lettres françaises. C’est son droit le plus strict d’en être chagrinée. Mais on peut s’étonner de son argumentation. Elle ne cherche pas à établir de hiérarchie entre les œuvres, elle ne discute pas de leur valeur respective (enfin : elle ne le fait pas ouvertement, mais s’affliger de la présence de Titeuf dans une bibliothèque de collège en dit suffisamment long sur l’opinion qu’elle en a), elle avance masquée et fait mine de disqualifier la bande dessinée en tant que lecture.

La bande dessinée n’est pas la littérature, c’est entendu. Ou, formulé autrement : la littérature dessinée n’est pas la littérature écrite. Töpffer déjà les différenciait, mais en les plaçant l’une à côté de l’autre, comme d’eux formes d’expression concurrentes : « L’on peut écrire des histoires avec des chapitres, des lignes, des mots : c’est de la littérature proprement dite. L’on peut écrire des histoires avec des successions de scènes représentées graphiquement : c’est de la littérature en estampes. »

Bien sûr que l’enfant peut commencer par lire des bandes dessinées pour s’ouvrir ensuite à d’autres livres (l’expérience de bien des parents en atteste) ! Mais ce n’est pas pour autant la vocation de la bande dessinée que de servir de marche-pied à la littérature. Et il n’est pas non plus interdit à un adulte lettré, ayant beaucoup fréquenté les classiques, de continuer par ailleurs à lire avec plaisir et intérêt des bandes dessinées.

Scott McCloud, L’Art invisible : un itinéraire de lecteur. © Vertige Graphic

Prétendre qu’un album de bande dessinée n’est pas un livre (et que serait-il donc ?), c’est tout simplement témoigner de sa méconnaissance de la définition d’un livre. Car, que l’on sache, la bande dessinée est bel et bien imprimée sur des pages assemblées en volumes. Quant aux processus mentaux mis en jeu, c’est une question sur laquelle on peut craindre que l’auteure n’ait pas consulté les meilleurs cogniticiens et neurobiologistes. Je ne suis pas certain, pour ma part, que les processus mentaux à l’œuvre sont tout à fait les mêmes, qu’il s’agisse de lire un roman ou de lire de la poésie, même si, dans les deux cas, on a affaire à des mots. S’agissant de la lecture des bandes dessinées, c’est une activité qui requiert de lire du texte, de comprendre des images, de faire la synthèse entre les informations provenant des deux codes, enfin de construire les inférences logiques nécessaires pour articuler les vignettes et rétablir la continuité du discours. Pourquoi diable un tel protocole, si manifestement complexe, est-il tenu pour un processus mental primaire ou indigent ?

Le dernier essai de Natacha Polony, cité plus haut, a obtenu le prix Louis Pauwels 2008. Souvenez-vous, Louis Pauwels, c’est cet éditorialiste du Figaro magazine qui, le 6 décembre 1986, pour dénoncer une jeunesse qui protestait contre le projet de loi Devaquet, avait inventé l’expression de « sida mental », de funeste mémoire. Pour être précis, il écrivait au sujet de ces contestaires : « Ce sont les enfants du rock débile, les écoliers de la vulgarité pédagogique, les béats nourris de soupe infra idéologique cuite au show-biz, ahuris par les saturnales de “Touche pas à mon pote”. Ils ont reçu une imprégnation morale qui leur fait prendre le bas pour le haut. Rien ne leur paraît meilleur que n’être rien, mais tous ensemble, pour n’aller nulle part. (…) C’est une jeunesse atteinte d’un sida mental. Elle a perdu ses immunités naturelles ; tous les virus décomposants l’atteignent. Nous nous demandons ce qui se passe dans leurs têtes. Rien, mais ce rien les dévore. »

Pourfendeuse, elle aussi, de la vulgarité pédagogique, d’une jeunesse qui ne sait pas reconnaître les bons livres et d’une époque en proie à la confusion, Natacha Polony apparaît bien, en effet, comme une digne émule de Louis Pauwels. Mais, bien sûr, elle dit surtout ce que les lecteurs du Figaro ont envie d’entendre. Les bandes dessinées ne font pas vraiment partie de leur horizon culturel : quel soulagement pour eux de se voir confirmer que ce ne sont pas de vrais livres !