Consulter Neuvième Art la revue

un spirou d’un autre âge

La récente remise en vente par Dupuis de Spirou et l’aventure, dans une édition fac-similé de l’ouvrage original paru en 1948, et à l’initiative de l’éditeur Martin Zeller, nous offre la possibilité d’un voyage dans le temps. Lire les cinq épisodes réunis dans ce volume, dessinés en 1943 et 1946, c’est véritablement prendre un bain de jouvence et retrouver l’esprit d’une bande dessinée faite d’insouciance et de fantaisie, sans prétention artistique, sans complexes ni esprit de sérieux, une bande dessinée où tout est juvénile et approximatif.

Jijé, qui a commencé sa carrière d’auteur de bandes dessinées en 1936 dans Le Croisé, n’est plus à proprement parler un débutant quand il signe ces pages. Il a déjà de nombreux personnages à son actif, dont Jean Valhardi et Blondin et Cirage (ces deux derniers faisant ici une apparition, page 60, sans que leurs noms soient mentionnés). Initialement très marqué par le modèle hergéen, il a su s’en éloigner progressivement. Dans Spirou et l’aventure, le trait n’a plus rien d’hergéen, et c’est plutôt sur le mode de la réminiscence (inconsciente ?) que le souvenir de Tintin affleure par endroits, par exemple à travers le personnage du ravisseur de Spip, qui ressemble beaucoup à Ramon, le tueur sud-américain (lanceur de poignards) de L’Oreille cassée.

Il est frappant de constater que le dessin de Jijé paraît moins maîtrisé dans Spirou que dans ses créations antérieures, moins homogène, plus brouillon, plus énervé. Comme si le fait d’avoir dû reprendre les personnages imaginés par Rob-Vel, et se couler plus ou moins dans le style de celui-ci, l’obligeait à forcer son talent. Ce qui étonne tout particulièrement le lecteur qui se repenche sur ces pages aujourd’hui, c’est la gesticulation souvent désordonnée des personnages, dont les bras et jambes s’agitent fréquemment en tous sens, comme s’ils étaient pris d’une danse de Saint Guy ! Et avec cela une gestion de l’espace hasardeuse, de curieuses ruptures dans l’échelle des plans (dans la dernière histoire, celle du « Pilote rouge », tous les corps paraissent surdimensionnés dans des cadres trop petits pour eux), des raccords maladroits, des expressions forcées, un découpage bancal imprimant à la narration un faux rythme… On pourrait aller jusqu’à dire que Jijé semble avoir oublié les leçons du maître bruxellois, son sens de la simplicité, sa rigueur, et qu’il a abandonné toute prétention de maîrtrise, au profit d’un dessin entièrement instinctif et pulsionnel.

Un Fantasio désarticulé, qui court littéralement « comme un fou ».

Jijé avait-il lu Zig et Puce, dans les albums Hachette ? C’est assez vraisemblable. En tout cas, la première histoire, qui a pour thème un voyage dans le temps, successivement dans le passé puis dans l’avenir, peut difficilement, dans sa deuxième partie, ne pas faire penser à Zig et Puce au XXIe siècle (1935). Comme chez Saint-Ogan, l’incursion dans des temps encore à venir se révèle in fine n’avoir été qu’un rêve. Et si Zig et Puce découvraient la tombe de leur créateur, censément mort centenaire en 1995, Spirou rencontre, lui, un Jijé devenu sénile. (On notera que Jijé se représente aussi dans l’épisode « La Jeep de Fantasio », en artiste coiffé d’un béret, qui dessine sur le bas-côté de la route tandis que ses héros passe devant lui sans lui prêter attention.) La vision jijéenne du monde du futur est celle qu’Yves Chaland citera plus particulièrement dans son Adolphus Claar.

Au temps de Spirou et l’aventure, le groom est un héros par défaut. Il ne brille par aucune qualité particulière, ni de courage ni de déduction. Presque constamment à la remorque de son ami gaffeur et fauteur de catastrophes, il se fait voler la vedette par Fantasio, mais également par Spip, qui a souvent un rôle prépondérant dans la résolution de l’intrigue ; l’écureuil n’est pas loin d’apparaître comme le personnage le plus « héroïque » du trio.

Avec cette réédition, la preuve nous est donnée que c’est bien Franquin qui, le premier, fit des aventures de Spirou et Fantasio une série consistante.