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l’ouverture, jusqu’où ?

Je suis rentré il y a moins d’une semaine de Giessen, ville universitaire allemande située au nord de Francfort, à une petite heure de train. Fondée en 2005, la Gesellschaft für Comicforschung (« société pour l’étude de la bande dessinée » ; en abrégé : ComFor), qui regroupe plusieurs dizaines de chercheurs, spécialistes et passionnés de bande dessinée, y tenait son cinquième colloque annuel, sur le thème « Visualité, séquentialité, médialité ». J’avais été invité à y faire une communication, ce qui constituait une première ; jamais encore l’association n’avait invité un étranger à participer à ses rencontres. Ce nouvel esprit d’ouverture était la conséquence de récentes péripéties.

En effet, une scission est intervenue il y a peu entre l’un des fondateurs et principaux animateurs de la Gesellschaft, Eckart Sackmann, et une majorité de ses distingués collègues. Le premier cité déplorait que le groupe ne concentrât pas ses efforts sur le patrimoine de la seule bande dessinée allemande, et se désolait d’entendre de plus en plus souvent parler de mangas ou de graphic novels. Minoritaire, Sackmann a quitté la Gesellschaft ; il n’en continue pas moins à publier, à l’enseigne des éditions Comicplus+, un volume annuel d’études sur la BD allemande ; le septième de la collection, millésimé Deutsche Comicforschung 2011, est dès à présent disponible, et tout aussi passionnant que les précédents. Sackmann en a écrit les deux tiers à lui seul, s’affirmant comme le meilleur connaisseur de l’histoire de la bande dessinée germanique. Il anime également le site www.comicforschung.de qui, pour l’heure, est plus riche de contenu que le site www.comicgesellschaft.de

Une bande dessinée anticolonialiste de Bruno Paul, exhumée par Sackmann dans Deutsche Comicforschung 2011 ; paru dans Simplicissimus en 1904.

Cette dissidence me rappelle celle de Luc Dellisse naguère, qui s’était mis en congé de l’équipe des Cahiers de la bande dessinée pour protester contre le fait que nous faisons, à son gré, la part trop belle aux comics américains, qui ne méritaient pas tant d’attention.

Rémo Forlani avait déjà poussé un coup de gueule analogue, au temps lointain du Club des Bandes dessinées, protestant contre l’orientation privilégiée par Francis Lacassin, Alain Resnais et les autres animateurs du Club : « La tête sur le billot, je maintiendrai que Peyo, Franquin et même le pourtant pas très drôle Jijé ont plus de talent que la plupart de ces vieux maîtres made in USA dont les membres du club font leurs délices » (Giff-Wiff n° 10).

Ainsi, l’histoire semble se répéter. À l’heure où la culture s’est mondialisée comme le reste, et où comics et mangas occupent des positions de force sur tous les marchés de la bande dessinée en Europe, la question de l’importance respective donnée aux œuvres de telle ou telle origine demeure sensible dans certains cercles.

De bande dessinée allemande, il ne fut, de fait, guère question au cours de la conférence de Giessen, qui ne m’en a pas moins semblé de très bonne tenue, l’un de ses points forts ayant été l’interdisciplinarité, la participation de chercheurs intervenant à partir de champs très différents.

L’intervention la plus controversée, mais aussi l’une des plus passionnantes, fut celle du philosophe Lambert Wiesing, qui enseigne la théorie de l’image et la phénoménologie à l’université d’Iéna. Son exposé a mis en opposition deux conceptions philosophiques de l’image, l’une, sémioticienne, qui la considère comme relevant de la catégorie du signe, et donc comme constituant un langage, l’autre, phénoménologique, qui l’inscrit dans la catégorie du visible ; dans cette deuxième perspective, l’image nous offre une présence, « artificielle », des choses mêmes qu’elle représente. En résumé, l’image se lit ou elle se voit.

Cette opposition a des conséquences directes sur la perception de la bande dessinée, du point de vue philosophique. Pour les sémioticiens, elle se définit en effet par la rencontre entre deux langages (le langage de l’écrit et celui de l’image) ; pour les phénoménologues, elle est le lieu d’une confrontation, sinon d’un conflit, entre deux constituants de natures foncièrement différentes, et le lecteur doit faire la synthèse entre deux opérations elles aussi très différentes : lire et voir.

Wiesing était moins convaincant lorsqu’il cherchait à démontrer que la bulle était l’élément central d’une définition de la bande dessinée. Je n’entrerai pas ici dans les détails de ce débat complexe. Cependant, je donnerai raison au philosophe sur un point de méthode ; c’est très justement qu’il a rappelé qu’on ne peut pas s’appuyer sur, mettons, Prince Valiant, pour dire que la bande dessinée n’a pas nécessairement besoin de recourir aux bulles, parce que cela suppose que l’on tienne pour acquis que Prince Valiant est une bande dessinée, donc que l’on ait déjà une définition du média ; or c’est précisément cette définition qu’il faut établir, avant de décider de l’extension du corpus.

Qu’eussent pensé Kant et Hegel du « neuvième art » ?