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histoires de doubles à la Sorbonne

Certaines soutenances de thèse font figure d’événement, en raison de la personnalité du doctorant. Incontestablement, celle de Jean-Christophe Menu, qui aura lieu le 8 janvier prochain à la Sorbonne, sera du nombre. Comme je siégerai parmi les membres de son jury (au côté de quatre professeurs d’université émérites, MM. Pierre Fresnault-Deruelle, Jacques Cohen, René Schérer et Emmanuel Souchier), j’ai le privilège d’en avoir déjà pris connaissance ; j’ai aussi le devoir de ne pas trop anticiper ici sur les points que j’ai l’intention de discuter lors de la soutenance.

Je ne doute pas que l’intention de Menu soit de publier ce travail rapidement, à l’enseigne de l’Association. Elle sera ainsi sur la place publique et, sans aucun doute, alimentera plus d’un débat. Voici, pour éveiller dès à présent la curiosité, un aperçu de ce que l’on y trouvera. Intitulée La Bande dessinée et son double, la thèse a pour sous-titre : langage et marges de la bande dessinée ; perspectives pratiques, théoriques et éditoriales. Menu y parle à la première personne, s’appuyant sur sa triple expérience d’éditeur, de dessinateur et de penseur (que l’on a souvent connu polémiste et pamphlétaire). Rarement une thèse de Doctorat aura fait une si grande place à la subjectivité : le désir, le ressenti, la mythologie personnelle, le monde intérieur sont invoqués à toutes les pages, la chronique des évolutions du média et la réflexion théorique y sont inséparables du récit autobiographique et de cette forme de narcissisme savant que l’auteur pratique de longue date sous le nom d’egoarchéologie.

Le statut du texte obligeant à une certaine « bienséance académique », La Bande dessinée et son double n’use pas du ton péremptoire et combatif de Plate-Bandes, qui, en 2005, fit quelque bruit dans le Landerneau. Menu n’en est pas moins toujours en guerre. En plus de son opposition déclarée à la bande dessinée industrielle, marchande, et à ce qu’il nomme le « microcosme », il ouvre ici un autre front, sur lequel il n’avait pas été aux avant-postes jusque-là, et ferraille contre « une culture savante plus volontiers aveugle que curieuse », une culture incapable de valoriser l’art du dessin en tant que tel et qui n’aurait de cesse de dévaloriser les formes mixtes ou composites. Bref, le patron de l’Association reprend ici à son compte le combat entamé il y a un demi-siècle pour la légitimation culturelle de la bande dessinée.

Hybridation par Menu des couvertures des n°s 1 de L’Echo des savanes, Métal hurlant et Fluide glacial.

Comment concilier ces deux fronts, à l’intérieur et à l’extérieur du champ de la bande dessinée ? Pour Menu, défendre la bande dessinée, c’est d’abord la protéger d’elle-même, dissocier ses potentialités du tout-venant de ses réalisations ; c’est la dénigrer comme Genre pour la valoriser comme Langage. Bref, c’est défendre, non la bande dessinée telle qu’on la connaît, mais telle qu’elle pourrait être : son Double idéal. Telle, en vérité, qu’elle s’incarne de plus en plus à travers une multitude de doubles. C’est dans les confins ou les marges du domaine (telles que les « bandes dessinées » pratiquées par des artistes qui ne s’en réclamaient pas, par ex. tel dessinateur du XIIIe siècle, Raymond Queneau ou Charlotte Salomon) et dans les pratiques émergentes (autobiographie, bandes dessinées sous contrainte, bandes dessinées en volume, bandes dessinées infra-narratives ou abstraites, pratiques polymorphes croisant le dispositif de la bande dessinée avec d’autres formes d’expression) que Menu trouve des raisons de ne pas désespérer de la bande dessinée.

Celui qui ne craint pas de proclamer : « Je suis en mesure de prétendre que ma première langue est bel et bien la bande dessinée, le Français étant, de fait, ma seconde langue » pousse si loin l’identification avec une littérature qui l’a subjugué une première fois dans l’enfance (avec l’école Spirou), une deuxième fois à l’adolescence (avec l’underground) et à laquelle il a voué sa vie, qu’il trouve souvent des accents de pythie prononçant des oracles. Nul doute que sa thèse fera, une fois encore, grincer des dents. Reste que, si l’on ne manquera pas s’agacer de la posture de son auteur et de sa propension à juger de tout à l’aune de ses propres préférences, si l’on dénoncera dans sa pensée certains points de fixation et une forme de normativité (qui ressortit, pour une large part, au conformisme de l’anticonformisme), il sera difficile de ne pas trouver dans ce travail une réflexion constamment informée, stimulante et libre. Une thèse comme celle-là dégage des perspectives nouvelles et devrait interpeller toute personne intéressée par la bande dessinée, sa définition, son potentiel artistique et son devenir. En la soutenant, Menu pose, une fois encore, un geste avec lequel il faudra compter.