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espèce de quoi ?

On ne sait jamais, lorsqu’on a la faiblesse de signer des textes et de les laisser se répandre dans le vaste monde, quelle idée, quel passage, quelle phrase, quel concept auront l’honneur d’être repris et cités. Il arrive qu’on soit surpris et que l’on ait du mal à se reconnaître dans les extraits qui ont le plus de suffrages, ou du moins dans la manière dont d’autres en usent.

Ainsi, je vois un peu partout (et notamment dans les travaux universitaires sur la bande dessinée, qui sont nombreux à me passer entre les mains ces temps-ci) qu’on m’attribue une description de la bande dessinée comme « espèce narrative à dominante visuelle ». De tout ce que j’ai pu écrire sur le neuvième art, ce sont ces mots-là, il me semble, qui font la plus belle carrière.

Certes, ils figurent bien à la page 14 de mon Système de la bande dessinée. Je signifiais par là que, dans une bande dessinée, la narration passe principalement (parfois même exclusivement) par les images, qui jouent un rôle prépondérant dans la formartion du sens. Et je ne renie pas aujourd’hui cette formule, mais je m’irrite de la voir réduite à ces quelques mots, « espèce narrative à dominante visuelle », qui, tels quels, constituent une formulation bien étrange. Pourquoi, en effet, qualifier la bande dessinée d’« espèce » et non, comme il est plus fréquent et plus évident, de média, de littérature, de langage ou de genre ? Ce mot d’espèce ne se rattache à aucune terminologie en usage dans le monde de l’art et des médias, il semble sorti de nulle part et ne peut donc manquer d’apparaître comme une coquetterie de ma part, sinon une franche bizarrerie.

Il suffit pourtant de se reporter à la page 9 de Système de la bande dessinée pour voir que je me référais explicitement à Paul Ricœur, lequel, par analogie plaisante avec la classification du règne animal, a écrit qu’il existe un genre narratif susceptible d’être étudié comme tel, et que celui-ci se subdivise en plusieurs espèces (roman, film, pièce de théâtre, bande dessinée…). Dans la systématique traditionnelle, le Genre vient lui-même après l’Embranchement, la Classe, l’Ordre et la Famille.

Mais, dans les nombreuses citations que je rencontre de ma formule, la référence à Ricœur n’est presque jamais rappelée et le concept d’espèce n’est pas corrélé avec celui de genre, ce qui fait qu’il ne veut plus dire grand-chose.

Et moi de me traiter d’espèce d’idiot, qui n’ai pas su anticiper la fortune critique de ce bout de phrase, sans quoi je l’eusse rédigé de manière à ce qu’il fût pleinement intelligible hors contexte.