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entre la BD et l’art contemporain, un certain flou conceptuel

La troisième édition de la Biennale d’art contemporain vient de refermer ses portes au Havre. L’intitulé en était, cette année, Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité. Je voudrais livrer ici quelques réflexions nées, non de la manifestation elle-même (je n’ai malheureusement pas pu m’y rendre), ni du catalogue comme tel (je ne parlerai pas ici – mais peut-être dans un prochain billet, je n’en sais rien encore – des œuvres présentées, qui s’y trouvent reproduites), seulement des quelques textes d’introduction (p. 5 à 13) qui s’efforcent de définir le propos et l’ambition de cette confrontation entre la bande dessinée et l’art contemporain.

Conseiller artistique de cette Biennale, Alain Berland rappelle que ce rapprochement n’est pas neuf en soi, d’autres expositions l’ayant déjà tenté, notamment aux États-Unis (et singulièrement, à deux reprises, au MoMA de New York) et, très récemment, à Paris (Vraoum, à la Maison Rouge, en 2009). La conscience des organisateurs de la Biennale du Havre de venir après aurait dû logiquement les amener à s’appuyer sur ces expériences antérieures pour affirmer un positionnement clair. À la lecture de leurs déclarations d’intention, le moins que je puisse dire est que cette clarté ne m’aveugle pas, et qu’au contraire je vois se lever une foule de questions.

Selon Linda Morren, directrice artistique, le dialogue avec l’art contemporain n’est devenu possible que parce que la bande dessinée a profondément évolué, non seulement dans ses formes et ses ambitions, mais dans son statut même. Elle écrit : « Des auteurs tels que Robert Crumb, Moebius, Philippe Druillet ou encore Enki Bilal surent s’affranchir des critères traditionnels et amorcèrent une importante transition : la bande dessinée quitta son statut de "genre" et devint un "format", au même titre que la peinture ou la sculpture. » La dernière partie de cette phrase, soulignée par moi, appellerait de longs commentaires, dont je ne peux, dans les limites de ce blog, qu’indiquer les prémices. Les questions qu’elle soulève sont les suivantes :

— tout d’abord, la peinture et la sculpture sont-elles des « formats » ? Quel sens donner à cette qualification ?

— ensuite, la bande dessinée a-t-elle jamais été un « genre » ? Pourquoi préférer cette qualification à celles de média, de langage, de forme artistique ou de littérature ?

— est-ce bien la bande dessinée comme telle qui a changé de nature et de statut ? La bande dessinée industrielle (« de genre », si l’on veut, dans un sens plus étroit) ne s’est pas reniée et n’a pas cessé d’exister, c’est plutôt qu’une autre bande dessinée est devenue possible et existe désormais à côté de la première ;

— doit on comprendre que, sur cette « scène de l’égalité » dont la Biennale proclame l’avènement, la bande dessinée, désormais à égalité de dignité avec l’art contemporain, peut s’exposer à ses côtés et dialoguer avec lui d’égal à égal, ou bien, comme la phrase de Linda Morren semble y inviter, que la bande dessinée est elle-même devenue l’une des formes de l’art contemporain ?

La réponse que l’on donnera à cette alternative, qui relève de la dialectique du même et de l’autre, est évidemment lourde de conséquences. Il s’agit d’affirmer, soit que les artistes aujourd’hui peuvent légitimement et indifféremment s’exprimer par la peinture, par la sculpture, par la bande dessinée ou par tout autre « format » (vidéo, installation, performance…), soit que la bande dessinée et l’art contemporain, sans se confondre, peuvent se féconder mutuellement. C’est précisément cette réponse-là que les textes du catalogue échouent à communiquer avec clarté. Jean-Marc Thévenet, le commissaire général de la Biennale, écrit : « Oui, la bande dessinée appartient au domaine de l’Art », tandis que Berland assigne à la manifestation l’ambition de « répertorier les hybridations » entre la bande dessinée et ce qui n’est pas elle.

Berland semble en tout cas rejoindre mon point de vue sur la troisième question posée ci-dessus. Il pose en principe (p. 9) que le monde de l’art contemporain est des plus hétérogènes, et suggère qu’il en va de même, désormais, de la bande dessinée, qui ne se laisse plus enfermer dans une définition.

Je me désolidariserai toutefois de son affirmation selon laquelle un auteur de bandes dessinées, « s’il souhaite être de son époque », se doit « de maltraiter son médium en multipliant les hybridations avec les autres disciplines artistiques… » D’abord, quelque chose en moi résiste instinctivement et se hérisse chaque fois que quelqu’un assène dogmatiquement qu’un artiste DOIT être ou faire ceci ou cela ; la reconnaissance due à l’art passe au contraire, selon moi, par la liberté accordée aux artistes de suivre en toute liberté leur propre chemin – au risque d’être résolument inactuels. Ensuite, ce qui se lit dans cette déclaration est que la bande dessinée ne peut accéder à la contemporanéité (et, on le comprend bien, à la valeur artistique) qu’à la condition de se « maltraiter », c’est-à-dire de contrarier sa pente naturelle et de sortir de son domaine propre. Comment peut-elle y arriver ? Berland laisse entendre que c’est en « s’émancipant du récit ». (Il m’est impossible, lisant cela, de ne pas resonger à cette phrase qu’avait prononcé devant moi l’ancien directeur du FRAC d’Angoulême, et que j’ai rapportée dans mon Objet culturel non identifié (p. 138) : « Comment peut-on encore vouloir raconter des histoires après Godard ? ») Je suis à peu près sûr que, de Chris Ware à Joann Sfar, nombre d’auteurs de bande dessinée parmi les plus passionnants du moment seraient en désaccord avec cette injonction.

Et une nouvelle question d’affleurer : dans quelle mesure est-ce que, pour la bande dessinée, se libérer du récit et se libérer de soi-même (autrement dit muter en autre chose) seraient une seule et même opération ?

Wim Delvoye, dessin préparatoire pour tatouage, 2005, exposé au Havre.

La sociologue Nathalie Heinich a fort justement noté que l’art contemporain est lui-même un « genre », une catégorie esthétique ; il occupe d’ailleurs aujourd’hui la même position dominante que « celle qui fut impartie autrefois à la peinture d’histoire », au sens où « il est soutenu par les institutions publiques plus que par le marché privé, il se trouve au sommet de la hiérarchie en matière de prestige et de prix, et il entretient des liens étroits avec la culture savante et le texte » (Le Triple Jeu de l’art contemporain, Minuit, 1998, p. 11). Il existe, parallèlement, d’autres formes d’art, qui circulent sur d’autres marchés, hors légitimation. C’est ce constat qu’Alain Berland reprend à son compte et transpose à notre domaine quand il écrit que « toute la bande dessinée ne peut être contemporaine ».

Il faut enfin souligner, bien entendu, que le geste même qui consiste à exposer la bande dessinée aux côtés d’autres formes d’art visuel, et même à l’exposer tout court, tend à exhausser sa dimension graphique et plastique du média au détriment de sa dimension littéraire et narrative. À cet égard Thévenet rappelle qu’à l’époque où il avait pris la direction du festival d’Angoulême, il avait milité pour qu’au sein du ministère de tutelle, celui de la Culture, la bande dessinée ne soit plus rattachée à la Direction des Arts plastiques mais passe sous la juridiction de la Direction du Livre et de la Lecture (il avait d’ailleurs obtenu gain de cause). C’est le même homme qui, sans paraître s’aviser de la contradiction, promeut aujourd’hui la bande dessinée comme un nouveau champ de l’art contemporain. La volte-face conceptuelle est tout de même assez stupéfiante, et je ne veux pas croire que l’opportunisme suffise à l’expliquer.

Au final, la Biennale du Havre a peut-être répertorié les hybridations, mais elle n’a pas su – en tout cas pas dans les textes qu’elle a produits – les problématiser. On attend toujours la grande exposition ou le livre de référence qui saura débrouiller les relations complexes qu’entretiennent ces deux mondes naguère encore si éloignés l’un de l’autre : la bande dessinée et l’art contemporain.