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instantanés nippons

En vrac, voici quelques autres réflexions et observations glanées au cours de mon récent voyage au Japon.

L’année dernière déjà, j’avais été reçu à la bibliothèque de mangas de l’université Meiji à Tokyo, et les responsables de l’établissement avaient insisté pour que, à l’instar de tous les professionnels les ayant honorés de leur présence, je réalise un dessin sur une feuille préparée à mon intention. J’avais eu beau protester que le dessin n’était pas mon métier, je n’avais pas pu me soustraire à ce rite obligé. Quelle n’a pas été ma surprise, la semaine dernière, en retrouvant mon dessin présenté dans la salle de lecture, et très exactement placé entre celui laissé par Moebius et un autre exécuté par Taniguchi ! Pour le coup, c’est peut-être un peu trop d’honneur fait au griffonnage d’un amateur.

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L’amateur de bande dessinée occidental qui voyage en Asie (mon expérience se limite au Japon et à la Corée, qui ne présentent aucune différence sous l’aspect que je vais dire) ne peut manquer d’être agacé s’il pénètre dans une librairie. Il est impossible de rien feuilleter, chaque exemplaire étant hermétiquement cellophané.

En Belgique, un dicton dit : « On n’achète pas un chat dans un sac ». C’est tout particulièrement vrai quand il s’agit de bandes dessinées. Comment s’orienter et choisir parmi des milliers de titres proposés sans pouvoir s’en faire une idée en en regardant quelques pages ?

On m’explique que ce ne sont pas les éditeurs qui prennent l’initiative de protéger les livres, mais les libraires, qui craignent à la fois la détérioration des volumes, et le fait que nombre de clients les liraient sur place et se dispenseraient de les acheter.

Au reste, cela ne gêne guère les clients, qui achètent les séries en connaissance de cause, pour les avoir découvertes lors de leur publication sous forme de feuilleton dans les magazines spécialisés.

On imagine difficilement une mesure semblable s’appliquer au marché français de la bande dessinée, où la grande majorité des albums paraissent sans prépublication.

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La bande dessinée occidentale en général, et de langue française en particulier, reste très peu connue au Japon. Les traductions se font au compte-gouttes. Le luxueux magazine Euromanga passe Blacksad (Canales et Guarnido), Le Bibendum céleste (de Crécy) et Rapaces (Dufaux et Marini) par gros chapitres. Et l’on annonce, chez Kokusyokankoukai, un éditeur littéraire réputé, une nouvelle collection qui devrait proposer bientôt, pour débuter, des traductions d’Ibicus (Rabaté), La Guerre d’Alan (Guibert) et Tout seul (Chabouté). Les tirages seront de l’ordre de trois ou quatre mille exemplaires, ce qui est évidemment dérisoire en comparaison des bestsellers du manga.

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À l’Institut franco-japonais de Tokyo, puis à l’université Tohoku de Sendai, j’ai présenté une conférence-projection sur le thème du corps dans la bande dessinée. Les deux présentations ont été suivies d’une discussion avec le public, et j’ai été frappé par le fait que, dans les deux cas, l’une des toutes premières questions a porté sur l’allusion que j’avais faite aux Dupont et Dupond comme à de faux jumeaux. Leur ressemblance quasi parfaite (à la pointe de moustache près), leurs gestes à l’unisson, leur connexion quasi télépathique accréditent l’idée qu’il s’agit de frère jumeaux, hypothèse que leurs patronymes démentent. Il ne s’agissait, dans ma conférence, que d’un point tout à fait mineur, d’une remarque incidente, sur laquelle je ne m’étais pas attardé plus de trente secondes. Or il semble que ce soit cette remarque en particulier qui ait frappé mes deux auditoires.

Dessin de Tardi paru dans Albert Algoud, Le Dupondt sans peine, Canal+ éditions, 1997.

Cherchant à en comprendre les raisons, j’entrevois une double explication. La première tient à la façon dont la théorie de la bande dessinée s’est constituée au pays des mangas. Plusieurs spécialistes japonais ont beaucoup insisté, dans leurs écrits, sur le fait que lorsqu’un personnage est représenté de multiples fois, il est à la fois toujours le même et cependant toujours différent, au motif qu’un visage est fait de lignes et qu’un dessinateur ne peut jamais reproduire à l’identique le même dessin, qu’il est toujours amené à introduire des variations minimales, en quelque sorte à se réinterpréter. De là toute une réflexion sur le thème de la ressemblance à soi-même, et une mise en parallèle entre les cas de ressemblance explicite entre plusieurs personnages (tels que des jumeaux, triplés, voire sextuplés) et la question de l’identité du personnage unique, qui n’est en fait qu’une accumulation d‘occurrences ressemblantes. Ce thème, absent de la littérature française (sauf à le rapprocher des écrits inauguraux de Töpffer), est central dans la réflexion de nos amis nippons.

Mais à son tour, cette fixation demande à être interprétée, et je serais tenté de la mettre en relation avec cette tendance de la société japonaise à fabriquer des citoyens moulés à l’identique. Qui a vu déferler le matin dans le métro les hordes de salarymen se rendant au travail n’a pu qu’être frappé par l’uniformité d’apparence entre ces hommes (chemise blanche, costume noir, serviette) qui paraissent interchangeables. Passé l’âge de l’adolescence, qui profite pleinement d’une licence provisoire, il est mal vu, au Japon, de se distinguer d’une quelconque manière, il s’agit au contraire d’être conforme, de rentrer dans le rang, de respecter les codes sociaux et vestimentaires sans les mettre en question. Dans ce qui ressemble à une société de l’hypergemellité, les Dupondt n’auraient peut-être pas dépareillé.