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traduire la bande dessinée

Du haut de ma petite expérience de traducteur (à ce jour : dix albums de bande dessinée et deux recueils de dessins d’humour, traduits depuis l’anglais, l’allemand ou le néerlandais), j’aimerais partager ici quelques réflexions sur les particularités de cet exercice.

Tout d’abord, il me semble évident qu’il est plus facile de s’improviser traducteur quand l’œuvre qui doit être transposée est une bande dessinée. N’étant pas traducteur de métier, je n’aurais pas la prétention de m’attaquer à un roman ; tandis qu’une bande dessinée me semble beaucoup moins intimidante, parce que texte et image s’éclairent et s’interprètent mutuellement. Barthes parlait autrefois de la fonction d’ancrage exercée par le texte, mais la réciproque n’est pas moins vraie : l’image est là pour aider à la compréhension des situations et, partant, pour ancrer les énoncés scripturaux dans une signification claire et univoque. C’est parce que j’ai moins de difficulté (et plus de plaisir) à lire une bande dessinée en langue étrangère qu’une œuvre littéraire, que je peux aussi me sentir autorisé à en risquer une traduction. À chaque pas, je m’appuierai sur le dessin, et particulièrement sur tout ce qui procède du « jeu » des « acteurs » (gestuelle, expression), pour essayer de saisir les nuances des paroles que leur prête l’auteur.

Il faut admettre, cependant, que les indications visuelles sont loin de lever toutes les ambiguïtés. Un exemple très simple de problème qui peut être difficile à trancher est la traduction du « you » anglais, qui correspond à la fois à notre deuxième personne du singulier (tu) et à notre deuxième personne du pluriel (vous). Le contexte et les attitudes des interlocuteurs ne permettent pas toujours de trancher aisément de leur degré d’intimité, et s’il convient de les faire se tutoyer ou se vouvoyer.

La difficulté que l’on évoque le plus communément, s’agissant de la traduction de bandes dessinées, est de contenir la longueur des énoncés, de manière à ce qu’ils « débordent » le moins possible de l’original. Problème particulièrement aigu quand on traduit de l’anglais, qui est une langue beaucoup plus concise que la nôtre. Une traduction française trop minutieusement fidèle peut se révéler trop longue pour pouvoir loger dans les espace prédessinés des bulles ; le traducteur est amené, soit à sacrifier certaines nuances ou précisions de l’original, soit à adopter les tournures les plus concises possibles, qui ne sont pas toujours les plus naturelles.

Le naturel, voilà précisément une catégorie difficile à appréhender, s’agissant de la bande dessinée, dont les dialogues ont cette particularité de ressortir à la fois au registre de l’oral et à celui de l’écrit. J’ai observé autrefois, dans Système de la bande dessinée (p. 152), que cette « ambiguïté constitutive et irréductible [ouvrait] carrière à plusieurs options dans l’écriture des dialogues. Certains scénaristes jouent la carte de l’oralité, multipliant les effets de "parler naturel" (élisions, phrases incomplètes ou incorrectes, expressions familières ou triviales, transcription phonétique des accents prêtés aux personnages, etc.) », tandis qu’à l’inverse, un Jean-Claude Forest, par exemple, utilisait « quantité de parenthèses, de tirets, d’incidentes, qui appartiennent au registre de l’écrit ». Il incombe donc au traducteur d’apprécier le niveau de langue exact du texte original et de s’en rapprocher au plus près.

Il y a aussi une difficulté plus technique, qui peut conduire à un dialogue par trop artificiel. En effet, le texte d’une bande dessinée n’a pas le nappé d’un texte littéraire. Au lieu de se présenter comme un morceau de prose, il est d’emblée découpé en fragments isolés les uns des autres, et paraissant dotés d’une forte autonomie. Le risque, pour le traducteur, est de s’en tenir à une approche myope du texte, de traduire phrase à phrase, c’est-à-dire bulle à bulle. Tout à sa recherche des meilleures transcriptions locales, il peut perdre de vue la continuité que restaure le processus de la lecture, et aboutir à des enchaînements maladroits, des faux rythmes.

Il me semble important de faire plusieurs lectures de la version originale avant d’en entreprendre la traduction, afin de bien s’en imprégner. Un des éléments auxquels il faut se rendre attentif est la caractérisation des différents personnages par le langage. Est-ce qu’ils parlent tous la même langue, qui est celle de l’auteur, ou est-ce que la lecture fait ressortir, chez tel ou tel, des régularités, des expressions ou tournures récurrentes, des idiomatismes ? Il importe alors de trouver, dans la langue d’arrivée (le français, par hypothèse), des moyens équivalents de différencier les « voix ».

Enfin, une dernière difficulté à laquelle je me suis trouvé confronté est celle du degré de liberté que l’on peut s’autoriser par rapport à une traduction littérale, en particulier lorsqu’il s’agit d’une bande dessinée d’humour qui abonde en jeux de mots intraduisibles. Cette question délicate ne relève pas seulement de débats littéraires, elle engage le droit moral de l’auteur ou de ses représentants à faire prévaloir son point de vue.

Ma toute première expérience de traducteur remonte à trente ans déjà. Pour les frères Pasamonik, qui venaient de créer les éditions Magic Strip, à Bruxelles, j’avais traduit, du néerlandais, le premier recueil des burlesques aventures de Léon Van Oekel, antihéros créé par Theo Van Den Boogaard et Wim Schippers (il deviendrait Léon Van Oukel dans l’édition française de cet album inaugural, Léon Van Oukel s’en tire toujours, en 1980, puis serait rebaptisé Léon-la-Terreur pour les volumes suivants, publiés, eux, chez Albin Michel).

Extrait de Léon Van Oukel s’en tire toujours. Le jeu de mots est d’Yvan Delporte.

Je n’ai pas conservé le travail que j’avais fourni, mais je me souviens d’avoir dû, par endroits, m’éloigner assez nettement du texte de Schippers, dont les effets comiques ne pouvaient faire sens que dans sa langue. Je cherchai donc d’autres répliques, autant que possible également drôles, et qui puissent fonctionner aussi bien « en situation ». Mais il advint que ma traduction fut soumise à l’auteur, qui s’estima trahi. Yvan Delporte fut appelé à réviser les pages que j’avais noircies, et proposa une version plus fidèle au texte de Schippers mais qui, à mon avis, renchérit sur l’extravagance du personnage-titre en lui prêtant des phrases bizarrement construites et quelque peu artificielles, qui ne rendent pas un « son » juste. (Dès la première planche, cette réplique : « Quel est l’abruti en crise de démence qui dépose juste ici un porte-bagages couvert de vieux papiers ? ») J’étais un traducteur débutant et bien jeune ; Delporte, lui, avait un nom, bien connu en Hollande. C’est lui seul qui signa l’« adaptation » au générique de l’album Magic Strip.