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les yeux, le nez, la bouche

Quand on se trouve au milieu de personnes peu averties et que la conversation se porte sur les mangas, il y a toujours quelqu’un pour demander pourquoi les personnages ont de si grands yeux. Grands par rapport à nos propres codes graphiques, et qui paraissent d’autant plus disproportionnés que, dans le réel, les Asiatiques les ont moins ouverts que les Occidentaux. Ce choix de représentation étonne, comme s’il reposait sur un phénomène de déni ou de reniement.

On sait que les Japonais ne perçoivent pas du tout ces grands yeux comme relevant d’un type caucasien ; les personnages des mangas leur paraissent on ne peut plus japonais. L’explication à ce fait de style doit faire intervenir des facteurs historiques (influence du style Disney, sur Tezuka en particulier, et popularité considérable de Betty Boop dans l’archipel – le visage très stylisé du personnage s’organisant autour de deux yeux énormes, d’une parfaite rotondité) mais elle passe surtout par une théorie de l’expression. Les yeux sont considérés comme les « miroirs de l’âme ». Plus ils sont grands, plus ils sont supposés exprimer d’émotion et favoriser l’empathie du lecteur. Ces dernières années, les éditeurs en ont même fait un véritable dogme. Les étudiants qui finissent leurs études au département manga de l’université Seika, à Kyoto, me racontaient, il y a quelques mois, que lorsqu’ils allaient présenter leur travail à un éditeur, celui-ci leur conseillait fréquemment d’agrandir les yeux.

Ce qui m’étonne, c’est que, autant les grands yeux attirent l’attention des lecteurs français et suscitent des questions, autant ces mêmes lecteurs ne semblent pas remarquer un autre trait de style à mon sens tout aussi visible, qui est la quasi absence de nez, en particulier dans le shôjo manga où il est, d’ordinaire, à peine indiqué (Betty Boop n’avait pas beaucoup de nez non plus, il est vrai).

Comme j’en faisais la remarque, l’année dernière, à un spécialiste japonais, M. Hiroshi Aramata, celui-ci me soutint que la représentation du nez pose problème aux dessinateurs japonais, qui, prétendait-il, ne savent comment le dessiner. Je ne peux pas accorder foi à cette réponse. Il suffit d’ailleurs de regarder les images peintes du kamishibai (sur cette forme de « théâtre de papier », dont sont issus nombre de mangakas, je recommande l’excellent livre d’Eric Nash, Manga Kamishibai, chez Abrams) pour vérifier que les nez y sont parfaitement dessinés. Ils le sont encore dans le shônen mais, si l’arête du nez est bien marquée, les narines, souvent, ne sont pas représentées (voir par exemple Ashita no Joe), alors qu’elles existent dans le kamishibai. Le shôjo tend à supprimer le nez complètement et radicalement (sauf quand le personnage est de profil).

Une peinture de kamishibai, tirée de Kuruma the Cat, par Shigeru Mizuki

Plutôt que de supposer une incapacité des dessinateurs japonais, je pense qu’il faut faire appel à la théorie töpfférienne des signes permanents (ceux qui traduisent le caractère d’une figure dessinée) et des signes non permanents (ceux qui indiquent ses humeurs ou sentiments passagers). Il me semble que les auteurs de shojô se soucient peu des signes permanents, en ce sens qu’ils différencient faiblement leurs personnages, qui ont tendance à se ressembler beaucoup entre eux. En revanche, ils sont très préoccupés d’émotion, et dès lors ils tendent à hypertrophier les parties de la face qui sont les plus expressives, c’est-à-dire les yeux et la bouche, et à ignorer le nez, qui, lui, n’exprime rien et relève des signes permanents.

Les différences culturelles, en matière de traduction des sentiments, se retrouvent aussi dans le langage des « émoticônes », ou smileys, si prisés dans la correspondance électronique. J’ai eu l’occasion d’écouter à ce sujet, à Helsinki, une communication de Sabine Kraenker, montrant, par la comparaison terme à terme des émoticônes français et japonais traduisant les mêmes sentiments, qu’en France, l’accent est mis sur la forme de la bouche – symbolisée notamment par « ) », « ( », « > » ou « O », alors qu’au Japon, l’accent est davantage mis sur les yeux (« ^^ », « ‘ ‘ », « * * » ou « -  », par exemple), qui à eux seuls peuvent exprimer le contentement, la perplexité, la tristesse, l’ironie, etc. De plus, le smiley occidental représente volontiers (quoique pas systématiquement) le nez, alors que celui-ci est absent du smiley japonais.

 : - ) vs (^_^) : il y a bien une cohérence entre le langage des émoticônes et celui des bandes dessinées, cohérence qui signe un tropisme culturel.

On peut d’ailleurs observer qu’entre le domaine des émoticônes et celui des mangas, la frontière est des plus minces. Voici une planche tirée du shôjo Peach Girl, de Miwa Ueda. Le style graphique peut être qualifié, globalement, de réaliste, mais dans la dernière image, et à peu près chaque fois que l’héroïne est en proie à une émotion violente, l’expression qui lui est prêtée est tellement stylisée que l’on n’est pas loin d’y voir un smiley plaqué sur sa face.

Peach Girl, de Miwa Ueda, vol. 2 - © Panini Comics