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à propos de l’usage « loyal » du droit de citation

Publier un essai sur la bande dessinée, de caractère historique, théorique, esthétique ou didactique, et espérer pouvoir l’agrémenter de quelques illustrations destinées à clarifier le propos en mettant sous les yeux du lecteur ce dont on parle, voilà un souhait qui, en France, rencontre des obstacles de plus en plus insurmontables. Je suis bien placé pour le savoir, ayant été personnellement concerné, ces derniers mois, par plusieurs dossiers de cette sorte qui se sont soldés par des négociations sans fin et parfois infructueuses.
Les éditeurs alternatifs ou indépendants, et les auteurs qu’ils représentent, se montrent généralement compréhensifs et accordent volontiers des autorisations de reproduction à titre gracieux ou peu onéreux.

Les grands éditeurs de bande dessinée, en revanche (dont il est difficile de se passer puisque la plupart des œuvres qui ont fait l’histoire du neuvième art figurent dans leurs catalogues), et certains agents d’auteurs, appliquent presque unanimement des barèmes tarifaires dissuasifs et impraticables. Le problème est qu’ils se refusent à faire la différence entre les utilisations de nature strictement commerciale, pour lesquelles il est logique que l’artiste touche un intéressement correct, et les autres. On a généralement beaucoup moins de difficultés à reproduire des extraits de bandes dessinées américaines, parce qu’il existe dans le code des États-Unis des règles concernant ce qui est appelé là-bas le fair use, c’est-à-dire l’usage loyal d’une œuvre protégée, à des fins telles que « la critique, le commentaire, l’information journalistique, l’enseignement, les études universitaires et la recherche ».

Comme le précise Wikipédia, le fair use « essaie de prendre en compte à la fois les intérêts des bénéficiaires des droits d’auteur et l’intérêt public, pour la distribution de travaux créatifs, en autorisant certains usages qui seraient, autrement, considérés comme illégaux. » Et l’encyclopédie en ligne de préciser : « Alors que les autres pays définissent assez précisément ce qui est autorisé, le droit des États-Unis donne seulement des critères (factors) que les tribunaux doivent apprécier et pondérer pour décider si un usage est effectivement loyal. Par conséquent, le fair use tend à couvrir plus d’usages que n’en autorisent les autres systèmes, mais au prix d’un plus grand risque juridique. »

Non seulement la France ne connaît pas le fair use, mais l’« autre système » censé y être appliqué, à savoir le droit de citation, n’est pas reconnu s’agissant de la bande dessinée. Ou plutôt il ne l’est plus. Comme le rappelait publiquement Yves Frémion il y a quelques mois lors d’une journée d’études organisée à La Villette par la Cité de la bande dessinée – et je peux témoigner de la véracité de ses dires –, il y a encore 25 ans, il existait un accord tacite dans la profession pour reconnaître que la reproduction d’une couverture d’album ou de périodique, ou la reproduction d’un extrait de planche, relevait du droit de citation et ne devait donner lieu à aucun droit pécuniaire. On commençait à discuter lorsqu’il s’agissait de reproduire une planche entière. La situation a très défavorablement évolué, puisque aujourd’hui de grands éditeurs n’hésitent pas à réclamer 200 ou 300 euros pour la reproduction d’une demi-planche, voire d’une seule image. Ils ne semblent pas réaliser que l’économie d’un essai critique sur la bande dessinée, dont les espérances de vente se situent ordinairement dans une fourchette entre 400 et 2000 exemplaires, ne permet pas de consentir à des tarifs de cette sorte et rendent, de fait, l’exercice de la critique, du commentaire, de la recherche, IMPOSSIBLE – à moins de décider qu’on parlera dorénavant de bande dessinée sans montrer la moindre image.

À l’heure où les auteurs se mobilisent pour la défense de leurs droits légitimes face aux exploitations dérivées de leurs œuvres dans l’univers numérique, je ne vois pas pourquoi nous autres, critiques et spécialistes (mais aussi bibliothécaires, médiateurs du livre) qui œuvrons depuis des années pour une meilleure connaissance de la bande dessinée et pour sa légitimation, nous ne pourrions pas faire entendre, nous aussi, un coup de gueule.

Certains éditeurs et agents ne se gênent même plus pour laisser entendre qu’ils nous considèrent comme des parasites qui cherchons à gagner de l’argent « sur le dos » des artistes. C’est que la réception critique ou savante leur est complètement indifférente : la seule chose qui les intéresse est la sanction du public, et sa traduction en monnaie sonnante et trébuchante.

Il se trouve que je suis moi-même éditeur, et qu’à ce titre il peut m’arriver d’être sollicité par des tiers qui souhaitent reproduire tel ou tel extrait d’un ouvrage que j’ai publié. En pareil cas, je suis pris entre deux impératifs antagonistes : d’un côté, défendre les intérêts des auteurs qui m’ont fait confiance, en essayant de leur faire gagner quelques sous, et de l’autre côté, faciliter la réalisation d’initiatives dont la finalité n’est pas, au premier chef, commerciale. Ma règle est d’évaluer chaque demande au cas par cas, et de ne jamais compromettre, par des exigences im-pertinentes, des projets que je sais inspirés par l’enthousiasme, la passion, la volonté de partage. C’est, après tout, ce l’on aimerait rencontrer partout : l’exercice du discernement, plutôt que l’application aveugle de décisions a priori.