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bozar ? zarbi !

Depuis que Beaux-Arts Magazine a écarté la bande dessinée des sommaires de ses numéros ordinaires, la publication multiplie les hors-série sur le sujet – et de cette régularité on peut déduire sans risque qu’il existe un public d’acheteurs captifs. Le contenu de ces hors-série m’avait déjà fait grimacer dans le passé, mais il faut reconnaître que le dernier, nouvellement sorti, et consacré à « Un siècle de bande dessinée américaine », est le plus horripilant de tous, et que la rédaction s’est surpassée dans le n’importe-quoi.

Passons sur le titre, qui suggère la commémoration de quelque centenaire, dont on cherche vainement le point d’origine. Beaux-Arts ne manque pas de tirer son chapeau au Yellow Kid. Mais, si je calcule bien, c’est il y a 114 ans que le phonographe de ce dernier se mit à parler. On n’est pas à une quinzaine d’années près.

Passons également sur la phraséologie de l’éditorial, à laquelle ne manque ni chapelet d’onomatopées en guise d’incipit, ni assimilation convenue (Little Nemo précurseur du surréalisme) ni grandiloquence à l’emporte-pièce (les superhéros, « dernière grande mythologie occidentale »). Bienvenue au pays des clichés !

Glissons, enfin, sur le « top 40 de la BD américaine » par lequel se clôt le numéro. Il a le bon goût de placer Peanuts, Maus et Jimmy Corrigan en tête de liste, mais quel peut bien être le sens d’un palmarès où Crumb et les Fantastic Four occupent des places consécutives, où Watchmen précède Popeye et les X-Men Ivan Brunetti ? Sur quelle base rationnelle peut-on seulement songer à comparer et classer des œuvres relevant de genres aussi dissemblables ? Une « bibliographie sélective » de titres recommandés (et, tant qu’à faire, assortie de quelques ouvrages de référence) n’aurait-elle pas eu plus de sens que ce « hit parade » imbécile ?

Je n’aurais pas pris la peine parler de ce numéro ici s’il n’y avait eu que cela. Mais le rédactionnel relève largement de la désinformation. Jacques Dutrey, toujours aux aguets quand il est question de Kurtzman, a immédiatement relevé quantité d’erreurs factuelles et d’approximations dans l’article consacré à Mad. Je le cite : « Non, Gaines et Feldman n’ont pas été les premiers à nommer Alfred E. Neuman le gamin au sourire idiot » qui hante toujours, cinquante ans plus tard, la couverture de Mad. Le numéro achevé par Feldstein consécutivement au départ de Kurtzman ne fut pas le 28 (comme il est écrit dans Beaux-Arts, p. 104) mais le 29, et Neuman, le "what-me-worry-kid", était déjà sur la couverture de plusieurs numéros antérieurs (n°s 24 et suivants). Le même article assure que Terry Gilliam était le rédacteur en chef de Help au n°8, ce qui eût été difficile car il n’était pas encore arrivé à New York. Il n’a d’ailleurs jamais été rédacteur en chef, continue de rectifier l’ami Dutrey, mais simplement assistant, à partir du n°17, après Gloria Steinem et Chuck Alverson.

Hélas, cet article est loin d’être le seul à mériter autant de rectifications, et ici c’est moi qui prend le relais.

On apprend, page 11, que « les propriétaires de journaux se sont organisés en syndicat », ce qui révèle une complète méconnaissance de ce qu’est réellement un syndicate. Page 19, on comprend que Winkler acheta le droit de diffuser en France Terry et les pirates, Mandrake, Pim Pam Poum et Prince Valiant à… la Walt Disney Company – alors qu’il les avait obtenus auprès d’un syndicate, justement, en l’espèce le King Features.
Page 26, Dan Nadel est salué pour avoir ressuscité l’obscur dessinateur Fletcher Hanks. La vérité est que, avant que Nadel ne reprenne quelques pages de Hanks dans son ouvrage Unknown Comics Visionaries, c’est Paul Karasik qui avait édité chez Fantagraphics les deux volumes compilant l’essentiel de la production de l’intéressé. Page 41, le dessinateur de Nick Fury est désigné comme Frank Steranko (il faudrait James, ou Jim). Page 42, on apprend que l’un des Watchmen a pour identité « le Clown » ; il nous semblait que son nom de guerre était « le Comédien ».

L’identification des personnages représentés par Art Spiegelman sur la sérigraphie reproduite p. 8-9 est tout aussi hasardeuse. Celui que la rédaction donne comme étant Mr Natural, de Crumb, est en réalité le fameux auto-stoppeur anonyme de la série The Squirrel Cage, par Gene Ahern, fleuron de la BD absurde. Quant à Nancy, erronément attribuée à John Stanley, ce personnage devrait être associé au nom de son créateur Ernie Bushmiller – Stanley s’étant contenté d’en scénariser une version tardive pour les comic books.

Arrêtons les frais. Un article est proprement scandaleux, celui où Romain Brethes tresse des lauriers à Stan Lee, « celui qui a tout inventé », Stan Lee qui « a créé, au début des années 1960, avec la collaboration de Steve Ditko, les superhéros qui feront sa légende dans la petite firme Timely Publications, devenue par la suite le mastodonte Marvel » (p. 49). Scandaleux, parce que cet article de cinq pages, qui mentionne à plusieurs reprises Ditko et Buscema, fait totalement l’impasse sur le nom de Jack Kirby, dont pas un amateur de superhéros n’ignore qu’il a dessiné les 102 premiers épisodes des Fantastic Four, et qu’il est également, avec Lee, le co-créateur de Hulk, de Thor et des X-Men, tout cela entre 1961 et 1963. Sa complète occultation est ici incompréhensible, injustifiable et honteuse.

On pourrait encore s’amuser de voir Vincent Bernière, le rédacteur en chef, lâcher une nouvelle fois la bride à ses fantasmes personnels en publiant une histoire de Peter Bagge en forme de reportage sur les milieux échangistes et sadomasochistes. Dans un précédent numéro de Beaux-Arts le même Bernière avait déjà commandé à Riad Sattouf un reportage dessiné sur un club échangiste.

Bagge est par ailleurs édité dans la collection que dirige Bernière aux éditions Delcourt, tout comme Richard Thompson, dont la série Cul de sac a elle aussi droit à six pages. On n’est jamais si bien servi que par soi-même.

Pour terminer ce réquisitoire, comment exprimer à quel point me semble déplaisante et inepte la manière dont, à plusieurs reprises dans ce numéro, la bande dessinée américaine est insidieusement préférée à la bande dessinée franco-belge ? En contrepoint de six pages célébrant Spider-Man, personnage « inventé pour séduire les étudiants » et devenu un « héros des campus », ceci : « En France, à la même époque, on avait le Grand Duduche de Cabu… » Et ailleurs : « tandis que les irrévérencieuses Bibles de Tijuana [des BD porno anonymes, pour qui l’ignorerait] s’échangeaient par milliers sous le manteau, qu’avions-nous à proposer ? Tintin et Milou. » On comprend sans peine que Beaux-Arts, ou Bernière, préfère le mythe à la satire du quotidien, et le sexe débridé à l’esprit boy-scout. Mais, pas plus que le hit parade épinglé plus haut, ces comparaisons n’ont simplement aucun sens.
Au reste, non seulement je donne toutes les Tijuana Bibles du monde pour le seul Tintin au Tibet, mais va-t-on demander ce que les Américains avaient à opposer au Nid des Marsupilamis ou au Garage hermétique de Jerry Cornelius ? En est-on vraiment arrivé à ce degré zéro de la pensée, où il ne reste plus qu’à se jeter, de part et d’autre de l’Atlantique, des références à la tête ?