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généalogie de la souris

Plantu, le dessinateur du Monde, a pris l’habitude depuis des années de placer une petite souris dans un coin de son dessin quotidien, qui apporte un sorte de commentaire sur le sujet principal ou se contente de le redoubler, c’est-à-dire de rejouer la scène, à son échelle miniature.

Il n’a échappé à aucun lecteur de bandes dessinées que cette petite souris remplissait à peu près la même fonction que, naguère, la célèbre coccinelle de Gotlib. À ceci près que l’inventivité et l’humour de Gotlib étaient très supérieur à celui du dessinateur éditorialiste qui a, sans vergogne, repris le procédé à son compte. Car, tout au long de la Rubrique-à-Brac, la coccinelle joue d’une gamme étendue de registres. Tantôt on la voit simple observatrice ; intéressée, émue, narquoise ou critique, elle prend le lecteur à témoin de ses réactions ou semble avoir pour fonction d’exprimer ce que lui-même est censé penser (la R.-à-B. intitulée « Histoire désopilante » est tellement déprimante que dans la dernière case, la coccinelle prépare son suicide) ; tantôt elle s’efforce d’intervenir, de répondre à ce qui se passe sous ses yeux, par exemple pour venir en aide à un personnage en souffrance, ou se faire choyer par un autre ; parfois aussi elle est protagoniste à part entière d’une action secondaire, menant une vie à part, à côté (profitant, par exemple, de la causerie sur l’hippopotame pour nager, faire du canoé puis du ski nautique). Il lui arrive enfin, plus souvent qu’à son tour, d’être victime des agissements des « acteurs » principaux : aspergée d’encre, blessée par une rognure d’ongle, etc. Pourtant la distance entre eux et elle est matérialisée par la longue-vue dont se munit fréquemment le minuscule coléoptère. Il semble alors que cohabitent à l’intérieur d’un même espace de représentation des échelles incommensurables.
On conçoit que la coccinelle, au rôle initialement conçu comme accessoire, soit devenu le personnage sans doute le plus emblématique et le plus populaire de la saga gotlibienne.

L’influence de Mad sur Gotlib n’est pas un secret. Ce n’est pas dans Mad même, mais dans Panic, comic book lancé un peu plus tard par le même éditeur (E.C.), sur le même modèle, que j’ai repéré, au n° 8, quelques pages de Jack Davis – l’un des complices attitrés de Kurtzman – qui pourraient bien avoir inspiré l’idée de la coccinelle à Gotlib, fût-ce sur le mode de la réminiscence inconsciente. Le dessinateur américain y revisitait de façon parodique plusieurs chefs-d’œuvre de la peinture ; en plus de comporter des bulles, quelques-unes de ces imitations moqueuses se signalaient par la présence discrète, dans un coin du tableau, soit d’un petit peintre avec son chevalet, soit d’une petite souris.

Jack Davis d’après Manet

Ces pages de Davis sont de 1954. Il est tentant de remonter plus loin dans le temps pour essayer de trouver d’autres précédents à ce procédé de la ponctuation par un petit personnage dont les « acteurs » principaux paraissent ignorer la présence.

J’en trouve un exemple très ancien (1911) dans les planches de T.E. Powers (1870-1939) que reproduit Dan Nadel dans sa merveilleuse anthologie intitulée Unknown Comics Visionaries, 1900-1969 (Abrams, 2006).

Ses petits personnages dans le bas de l’image (des petits bonhommes stylisés, en nombre variable, pourvus d’une tête toute ronde) ont pour principale fonction de délivrer des commentaires sur les mœurs du temps. Quelquefois ils réagissent à l’action principale représentée par le dessinateur, en brandissant des panneaux sur lesquels on peut lire Joy (joie), Gloom (tristesse), Delight (plaisir) ou encore Worries (soucis). Et « Joys and Gloom » devint incidemment le titre de la page de Powers, qui n’en avait pas. Ces lointains ancêtres de la coccinelle s’expriment aussi dans des bulles et par la pantomime ; ils forment un petit peuple assez envahissant, qui vit sa propre vie aux pieds des humains, en passant inaperçus.

Quelqu’un connaît-il d’autres maillons de cette chaîne intermittente qui traverse l’histoire du cartoon, dessinant, en pointillé, une généalogie de la souris ?