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le lecteur, cet inconnu

S’il y a un aspect de la bande dessinée qui est insuffisamment documenté, c’est bien la composition de son lectorat. On ne dispose que de données statistiques anciennes ou lacunaires.

Les principaux renseignements officiels sont fournis par l’enquête sur Les Pratiques culturelles des Français, que le ministère de la Culture et de la Communication réalise à intervalles plus ou moins réguliers depuis le début des années 1970. Cinq éditions successives sont disponibles (1973, 1981, 1988, 1997 et 2008), qui permettent de mesurer l’évolution des comportements de la population, s’agissant de sa participation aux différents aspects de la vie culturelle. Malheureusement, le volet consacré aux pratiques de lecture ne donne que peu d’éléments concernant spécifiquement la bande dessinée. Et les résultats de l’enquête de 2008 ont suscité la perplexité de celui-là même qui l’a dirigée, le sociologue Olivier Donnat. Il écrit en effet que les données récoltées « font apparaître une légère baisse de la proportion de lecteurs de bandes dessinées au cours de la dernière décennie, pour le moins surprenante au regard de l’évolution de ce secteur qui est généralement considéré comme l’un des segments florissants du marché du livre. » En effet, seuls 29 % des Français interrogés ont déclaré avoir lu au moins une bande dessinée (ou un manga) au cours des douze mois précédant l’enquête, alors qu’ils étaient 33 % en 1997. Comment concilier l’inflation constante et spectaculaire du nombre de titres publiés au cours de la décennie séparant les deux enquêtes avec l’hypothèse d’un tassement du lectorat ?

Olivier Donnat suggère que ce « résultat contre-intuitif » serait liée à la structure du questionnaire. En effet, « l’interrogation sur les bandes dessinées est conditionnée par les réponses à une question préalable sur la lecture de livres : "Au total, diriez-vous que vous êtes quelqu’un qui lit beaucoup, moyennement, peu ou pas de livres ?" Aux personnes qui déclarent ne pas lire de livres, les autres questions relatives à la lecture [et notamment aux bandes dessinées] ne sont pas posées. » Certains lecteurs exclusifs de bandes dessinées ou de mangas ne se considèreraient pas eux-mêmes comme lecteurs de livres et, de ce fait n’apparaîtraient pas dans les résultats. Ce n’est pas impossible, en effet. Mais l’hypothèse, si elle peut rendre compte d’une minoration du nombre de lecteurs de BD par rapport à la réalité (ce dont je doute tout de même un peu ; en 2003, une enquête réalisée par l’INSEE ne donnait, elle, que 26 % de personnes âgées de 15 ans et plus ayant lu au moins une bande dessinée dans l’année), ne saurait expliquer la baisse enregistrée depuis l’enquête précédente, où les questions avaient été posées selon le même protocole.

Angoulême 2006 : des lecteurs face à Baudoin

Par ailleurs, l’enquête sur Les Pratiques culturelles des Français ne prend pas en compte les moins de quinze ans. Or, toutes les statistiques connues sur la lecture des bandes dessinées font apparaître une courbe en cloche, dont le sommet coïncide avec les années collège.

Pour ce qui est des 15-19 ans, ils sont 35 % (mais la proportion monte à 54 % chez les garçons lycéens) a déclarer que les bandes dessinées ou les mangas sont leur genre de livre préféré. À comparer avec les 1 % de personnes âgées de 65 ans ou plus qui déclarent la même chose !

Conscient de l’insuffisance de ces données, la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou (BPI) a entrepris une double enquête. La première est une étude qualitative portant spécifiquement sur les lecteurs de mangas. Confiée au département de sociologie de l’École normale supérieure, en partenariat avec la société Tosca Consultants, ses résultats devraient être connus prochainement. Peut-être cette enquête nous apprendra-t-elle dans quelle proportion les lecteurs de mangas lisent exclusivement de la bande dessinée asiatique (on aurait alors affaire à une culture autarcique), ou s’ils sont également ouverts à la bande dessinée franco-belge ou aux comics. En principe, le propre d’une étude qualitative est de permettre un maillage fin de l’échantillon représenté, en individualisant les questions, qui portent sur les parcours de lecteur, les circuits d’approvisionnement, les critères de choix, les processus de socialisation, etc.

Sans attendre les résultats de cette enquête, la BPI va incessamment en lancer une seconde : l’appel d’offres pour désigner els équipes chargées de la conduire vient d’être publié. Il s’agira cette fois d’une enquête quantitative nationale de grande ampleur sur la lecture de bandes dessinées, tous genres confondus. Grande est mon impatience – partagée, je suppose, par beaucoup de monde dans la profession – à l’idée de disposer bientôt de cette radiographie du lectorat, qui sera, je l’espère, riche d’enseignements !