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peintres et dessinateurs

Il reste deux petites semaines pour se rendre à Saint-Étienne-du-Rouvray, où l’INSA de Rouen présente, dans le cadre du festival « Normandie impressionniste », une exposition intitulée Le Dessin de presse à l’époque impressionniste,1863-1908. Plus de deux cents journaux de l’époque y sont présentés, rassemblés par le peintre et et collectionneur stéphanais Gérard Gosselin. Je n’ai pu faire le déplacement, mais j’en ai entre les mains le catalogue, publié par Democratic Books, une maison spécialisée dans les « livres d’art engagés à prix démocratiques ». L’ouvrage séduit tout d’abord parce qu’il bénéficie d’une iconographie très riche, malheureusement son contenu rédactionnel déçoit et ne remplit pas véritablement son contrat, qui consistait à interroger le dessin de presse en tant qu’ « autre dimension de la période impressionniste ». D’abord, parce que les nombreux dessins reproduits ne sont pas commentés. Ensuite, parce que les trois textes principaux ne traitent pas le sujet. Celui de Yannick Marec est un résumé assez scolaire de l’évolution de la France du Second Empire à la Première Guerre mondiale, il brosse une toile de fond historique sans rien nous dire de la manière dont le dessin de presse a pu jouer un rôle dans les événements évoqués. Celui de Martine Thomas retrace utilement l’histoire de la liberté de la presse, mais, là encore, sans faire un sort particulier au rôle de l’image et à la fonction des illustrateurs. Finalement, Gosselin est le seul à écrire à propos, mais il reste à la surface des choses.

Le point principal qu’il met en évidence, et que l’histoire de l’art officielle tend généralement à refouler, c’est le fait que nombre de peintres de la modernité, apparentés aux impressionnistes, aux Nabis, à l’Art Nouveau ou aux fauves, ont eu une pratique plus ou moins régulière et abondante du dessin de presse. Les noms de Degas, Caillebotte, Renoir, Sisley, Bonnard, Vallotton, Kupka et Van Dongen forment un générique assez éloquent, et qu’il serait facile de prolonger en allant voir au-delà de nos frontières. Les lecteurs de Neuvième Art savent déjà que l’Allemand Lyonel Feininger, en plus d’avoir publié deux fameuses séries de bande dessinée, travailla longtemps pour la presse et l’édition comme illustrateur (cf. l’article de Thierry Smolderen dans le n° 10), et que le Belge Frits Van den Berghe eut lui aussi une production graphique, notamment pour enfants, considérable (cf. l’’étude d’Erwin Dejasse dans le n° 9).

Il est moins notoire (et notre catalogue stéphanais n’en dit mot) que Marcel Duchamp lui-même, après avoir été refusé au concours d’entrée de l’École des Beaux-Arts de Paris, publia sporadiquement, entre 1905 et 1910, des caricatures dans Le Courrier français et dans Le Rire, tout en exposant des dessins au Salon des Artistes humoristes. Comme l’a écrit son biographe Marc Partouche, le jeune Duchamp a véritablement hésité « entre la carrière d’humoriste et celle de peintre, entre le délice de la trouvaille d’une légende et le sérieux des recherches picturales » (Marcel Duchamp, Images en Manœuvres, 1992). Du reste, ses gestes futurs consistant à ajouter des moustaches à la Joconde ou à exposer un urinoir témoignent de la permanence de ses dispositions facétieuses.

Ce qui mériterait d’être interrogé, c’est la manière dont ces deux activités – le dessin pour les journaux d’un côté, la peinture de l’autre – s’articulaient l’une à l’autre, en termes de successivité, d’investissement personnel, de rentabilité, de fécondation réciproque, de gratification, de hiérarchie culturelle, etc. Toutes ces questions ne sont pas abordées, et les recherches sur ce sujet restent à conduire.

Puisqu’il est ici surtout question d’impressionnisme, un autre point qui eût mérité d’être soulevé est la contradiction qui semble exister entre la technique des peintres impressionnistes, basée sur la touche, et celle des dessinateurs de presse, fondée sur le trait. Mais justement, il suffit de regarder les images réunies dans le catalogue pour constater que le dessin de presse, à cette époque, ne s’était pas encore autonomisé en tant que forme, par rapport au dessin d’art. Les dessinateurs n’ont pas pris conscience de ce que les exigences de la rapidité d’exécution et de la reproduction de masse appellent une écriture graphique plus elliptique, plus synthétique que descriptive, plus efficace qu’artiste. De ce dessin de presse moderne, fondé sur le trait de contour et, en ce sens, apparenté à la « ligne claire », le pionnier sera Caran d’Ache – actif dans la période considérée, mais qui lui non plus n’est pas cité ici.

Il a fallu attendre un siècle, et la reconquête par les auteurs de bande dessinée d’une liberté plastique nouvelle, pour voir des dessinateurs renouer avec le trait plus flou, plus sensuel, plus charbonneux, plus vibrant, des plus grands dessinateurs de presse de la fin XIXe. Je songe à Hugues Micol (ainsi que l’avait bien pointé Frédéric Poincelet dans son exposition au dernier festival d’Angoulême) et bien entendu à Blutch. Ce dernier, qui dans les deux volumes consacrés à son presque-homonyme Blotch, s’est plu, précisément, à représenter les dessinateurs de presse comme des peintres ratés, peut, il me semble, être considéré comme un héritier de Théophile-Alexandre Steinlen, dont Gosselin assure qu’il était « le » grand dessinateur de presse de sa génération.

Je conclurai en reproduisant ici un dessin du dit Steinlen, qui figure à la page 50 du catalogue et qui, en ces temps de reconduite aux frontières de certaines populations européennes jugées indésirables sur notre sol, n’a rien perdu de sa triste actualité. Son titre : « Les perpétuels expulsés de partout ».

Dessin de Steinlen paru dans L’Assiette au Beurre le 30 janvier 1901.