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la chair est triste, hélas !
regard sur les corps dans l’œuvre de daniel clowes

Xavier Guilbert

[janvier 2010]

Le retour de Daniel Clowes à la bande dessinée dans les pages du New York Magazine en septembre 2007 avait quelque chose du fils prodigue – un temps séduit par les sirènes d’Hollywood, et dont on avait pu craindre qu’il s’y fût perdu à jamais. En l’espace de vingt livraisons hebdomadaires et d’autant de planches, on s’est retrouvé rassuré. Daniel Clowes n’a rien perdu de son talent, et son Mr. Wonderful peut dignement prendre sa place au sein d’une bibliographie irréprochable s’étalant sur deux décennies d’Eightball.

Le retour de Daniel Clowes à la bande dessinée dans les pages du New York Magazine en septembre 2007 avait quelque chose du fils prodigue — un temps séduit par les sirènes d’Hollywood, et dont on avait pu craindre qu’il s’y fût perdu à jamais. En l’espace de vingt livraisons hebdomadaires et d’autant de planches, on s’est retrouvé rassuré. Daniel Clowes n’a rien perdu de son talent, et son Mr. Wonderful peut dignement prendre sa place au sein d’une bibliographie irréprochable s’étalant sur deux décennies d’Eightball.

Extrait de Mr. Wonderful, © Dan Clowes

Jesus, you’re 90 years old ! Dress your age, for God’s sake !
[Seigneur, t’as 90 ans ! Mets des habits de ton âge, pour l’amour de Dieu !]
 [1]

Bien loin du duo acide d’Enid et Rebecca d’un Ghost World devenu emblématique, Mr. Wonderful nous présente Marshall, quadragénaire effacé en quête d’amour. Ce n’est d’ailleurs pas vraiment une nouveauté pour Daniel Clowes, puisque même s’il fait montre d’une prédilection marquée pour des personnages jeunes (outre Enid et Rebecca, David Boring a vingt ans, Rodger Young dans Blue Italian Shit en a dix-huit), on rencontre aussi dans son œuvre un certain nombre de quadragénaires, que ce soit dans Ice Haven ou Caricature.
Mais en réalité, chez Daniel Clowes, il n’y a pas d’âge, mais des âges — on ne vieillit pas, on change d’état, passant sans transition de la vingtaine à la quarantaine, un peu comme si le temps nous échappait. Certes, le corps arbore désormais les marques du temps, mais ces années supplémentaires laissent ces personnages quadragénaires sans attaches, sans bagage, abordant la seconde partie de leur vie dans le même dénuement affectif que les adolescents en devenir. L’inventaire en est toujours lapidaire :

Extrait de Mr. Wonderful, © Dan Clowes

The really important thing you should know is that I was married for 12 years, and then it ended and since then I’ve been in a bit of a dry spell. [Ce qu’il faut que vous sachiez vraiment, c’est que j’ai été marié pendant 12 ans, puis cela a pris fin et j’ai eu une sorte de traversée du désert.] (Mr. Wonderful)
I’ve been married twice and divorced twice. [J’ai été marié deux fois, et divorcé deux fois.] (The Death-Ray)
I guess I should start off by introducing myself — my name is Mal Rosen. I sign my drawings ’Mal’... I’m 39. Divorced, no kids. [Commençons par les présentations... Je m’appelle Mal Rosen. Je signe mes dessins Mal... J’ai trente-neuf ans, divorcé, sans enfants.] (Caricature)

Tous sont des outsiders — en marge d’une société où ils peinent à trouver leur place. Au malaise adolescent (« growing pains » en anglais, littéralement « les douleurs de croissance ») répond ainsi un malaise adulte, qui s’inscrit tout autant dans un no future désespéré. Pas vraiment de surprise alors lorsque le hasard les amène à se croiser, et, l’espace d’une rencontre éphémère, à caresser parfois l’espoir d’un bonheur impossible. Témoin Caricature, où la jeune Theda va se retrouver sur la route de Mal, jusqu’à ce que l’intimité sans doute insupportable de cette nuit passée ensemble ne mette un terme à cette idylle naissante.
Si l’on imagine aisément les raisons des quadragénaires à se laisser ainsi tenter par une dernière chance de relation humaine (femmes mûres s’offrant volontiers à des hommes jeunes, de Like A Velvet Glove Cast In Iron (Comme un gant de velours pris dans la fonte) à David Boring en passant par Gynecology), les motivations de leurs jeunes partenaires sont plus troubles, teintées d’une certaine fascination pour cette décrépitude qui les attend, eux aussi. Et derrière le jeu d’Enid et Rebecca s’exclamant, amusées :
Look ! It’s us in twenty years ! [Regarde : c’est nous dans vingt ans !]
pointe l’inquiétude véritable que les années à venir n’aient finalement rien de mieux à leur apporter. On retrouve ainsi à quelques reprises la juxtaposition presque violente de ces deux états du même personnage, les vexations du passé trouvant un écho dans la médiocrité du présent. Le récit Glue Destiny en fait son thème principal et présente un personnage, Peter, devenu écrivain reconnu mais toujours englué dans les dynamiques relationnelles du collège, alors que The Death-Ray s’articule autour de l’opposition entre le cœur de l’histoire en 1978, et les premières et dernières pages qui montrent Andy en 2004 — la conclusion (faussement) ouverte proposant au lecteur un dénouement froid et sans appel :
At some point he dies, probably of lung cancer. [Après un certain temps il meurt, probablement d’un cancer du poumon.]
Entre un passé sans intérêt et un avenir sans promesse, Daniel Clowes laisse ses personnages comme suspendus à cette seule question : qui suis-je vraiment ? et qui aurais-je envie d’être ?

Cet inventaire ne saurait être complet sans évoquer la situation particulière de Dan Pussey qui s’inscrit plutôt dans l’enfance perpétuelle que dans l’adolescence. Et si Daniel Clowes s’amuse à en retracer la biographie [2] entre son « origine » (clin d’œil évident aux super-héros que Pussey aime tant) et sa mort, ce n’est que pour mieux souligner l’immuabilité de cet homme-enfant.

Extrait de Mr. Wonderful, © Dan Clowes

Perhaps there’s some hidden flaw - an earsplitting nasal twang, or some awful personality quirk...
[Peut-être qu’il y a un défaut caché - un insupportable accent nasillard, ou quelque affreuse manie...]

Dans ce questionnement identitaire, le corps devient une enveloppe bien encombrante, sur laquelle on n’a aucune prise, et qui se retrouve exposée à tous les regards — des regards qui jaugent, qui jugent et qui condamnent. À commencer par le sien. Alors, face au miroir, on s’examine, on se détaille, on scrute à la recherche du moindre petit défaut.
On pense alors à Daniel Clowes lui-même, qui utilise un miroir pour les expressions de ses personnages, constamment confronté à son propre visage. Mais même l’image de l’auteur est changeante — si Lloyd Llewellyn sert de porte-parole dans les premiers numéros de Eightball, il est rapidement supplanté par Daniel Clowes himself, dans ses nombreuses incarnations moins glorieuses les unes que les autres. Sur la couverture du numéro 4, on le voit ainsi (traits tirés et mine hagarde) accueillir le lecteur d’un «  Welcome to my HOUSE OF DREAMS ! [Bienvenue dans ma DEMEURE DES RÊVES !] » inquiétant.

Couverture d’Eightball n°4

Dans le numéro suivant, le récit Just Another Day marque une nouvelle étape : annoncé comme de et avec Daniel Clowes, on l’y découvre dans une longue séquence de toilette matinale des plus banales, avant qu’une succession d’alter ego caricaturaux (le metteur en scène insupportable et cynique, l’artiste sensible et mièvre, le macho bas du front, etc.) ne fasse irruption avec leur discours stéréotypés en pilotage automatique.
Ressurgissent alors les longues tirades véhémentes du diptyque I Hate You Deeply/I Love You Tenderly [Je vous déteste du fond du cœur/Je vous adore du fond du cœur], qui même si elles donnaient dans la démesure et finissaient par n’épargner personne (pas même le lecteur), laissaient transparaître une méfiance affirmée pour toute forme d’uniformité de pensée, qu’elle soit culturelle, religieuse ou esthétique. Dans Chicago, Daniel Clowes revenait à la charge, dénonçant sans relâche une ville prête à embrasser une personnalité de pacotille forgée dans le regard d’Hollywood.

Extrait de The Future, Dan Clowes

On sent poindre ici comme une contradiction dans le discours de Daniel Clowes, toujours prêt à se rebeller contre les catégories que l’on voudrait lui appliquer, tout en se montrant prompt à juger lui-même. Et derrière la façade critique de son attitude punk, apparaît alors le désir (finalement très conservateur) d’une certaine morale, où l’on prêterait moins d’importance aux apparences pour s’attacher aux valeurs.
Ainsi, si la société décrite dans The Future a quelque chose du prêche de prédicateur, elle stigmatise bien (au-delà de ses excès satiriques) les sujets d’inquiétude récurrents de Daniel Clowes, que l’on retrouve ensuite tout au long de son œuvre : la misère intellectuelle combinée à la manipulation des médias et de la mode, ces forces combinées consacrant la glorification du sexe et de la violence. [3]

Malheureusement, et malgré tous leurs efforts, ses personnages verbeux et rationnels jusqu’à atteindre parfois une froideur analytique ne sont pas eux-mêmes à l’abri d’une telle déchéance — et la question de la beauté (et des canons esthétiques dominants) cristallise alors cette lutte de tous les instants. Sur le ton ironique de rigueur, le récit Ugly Girls expose la lourde menace que fait peser la dictature des apparences qui finit par contaminer tous et toutes, des préoccupations superficielles détournant l’attention de sujets qui en seraient pourtant plus dignes (comme la littérature russe, que Daniel Clowes semble particulièrement tenir à cœur).
It seems to me that people aren’t attracted to looks as much as they are to confidence — and who has more confidence than good-looking people who are constantly reinforced by a brain-washed society ! It’s funny, you take a bunch of guys who have discerning tastes in everything else, and they’ll still go ape over the most typical, bland, Hollywood-type bimbo !
[Les gens sont moins attirés par le physique que par une certaine assurance. Et qu’est-ce qui reflète le mieux la confiance en soi que les personnes séduisantes dont le statut est constamment renforcé par une société lobotomisée ?!
Le plus drôle, c’est que vous prenez un groupe de types avec des goûts sûrs dans tous les autres domaines, et ils s’emballeront quand même pour la première bimbo hollywoodienne venue, aussi inintéressante soit-elle !]
 [4]

Le pauvre Marshall de Mr. Wonderful n’échappe pas à la règle, et manque perdre tous ses moyens devant le joli visage de Natalie — se sentant compulsivement obligé d’enjoliver sa propre situation (I’ve been very fortunate... made a lot of money... [J’ai eu beaucoup de chance... gagné beaucoup d’argent...]) pour ne pas passer pour le utterly unwanted little nothing [moins que rien indésirable] qu’il est. Oubliées, les prises de position radicales de Lloyd Llewellyn — c’est désormais la lâcheté qui règne. Et à l’infâme soumission à un système de pensée que l’on méprise, se rajoute alors l’affront de sa propre trahison.
Anyways, these women are invariably attracted to dumb musclebound studs... much in the same way that men like you and I are prone to fawn over stupid, silicon-injected sluts...
[De toute manière, ces femmes sont inévitablement attirées par les crétins bodybuildés... de même que les hommes comme toi et moi craquent sur les salopes décérébrées et siliconées...]
(Cool Your Jets)
Mais la véritable trahison se trouve ailleurs — car non seulement la beauté que l’on nous vend est un idéal creux et artificiel, mais elle est surtout un mensonge éhonté :
Every imperfection is airbrushed... Every sultry pose is forced... [La moindre imperfection est retouchée... Chaque pose suggestive est forcée...] (Cool Your Jets)
Et comme il mettait à jour la fausseté d’un Chicago de carton-pâte, Daniel Clowes part désormais en croisade contre cette conspiration esthétique, révélant manipulations et faux-semblants pour faire apparaître le monde dans sa réalité imparfaite. Le rimmel coule, les postiches tombent et l’on découvre parfois qui se cache derrière le masque.
The more make-up a girl has on, the more I wonder if she’s actually a guy in drag ! [Plus une fille porte de maquillage, plus je me demande si ce n’est pas un mec travesti !] (Ugly Girls)

Egad ! What a ghoul !
[Grands dieux ! Quel zombie !]

Si les récits Cool Your Jets et Ugly Girls sont très clairement des réquisitoires (teintés de fatalisme), Caricature affirme plus simplement le devoir de l’artiste de témoigner du vrai visage des choses, en refusant de les embellir :
Make me look better. / I’m an artist. Not a doctor ! [Arrangez-moi. / Je suis artiste, pas chirurgien.] (Caricature)
Cette préoccupation est centrale chez Daniel Clowes, qui se fait un devoir de se tenir à distance de la « réalité retouchée » qui nous entoure. Les pages d’Eightball accueillent ainsi toute une galerie de portraits détaillés et ingrats (au menu : regard atone, chair flasque et cheveu rare), les personnages immanquablement représentés de face, le regard tourné vers le lecteur — que ce soient les têtes de chapitres de Like A Velvet Glove Cast In Iron ou les « mises en scène » des textes recueillis par David Greenberger dans son Duplex Planet, [5] en passant par les trognes improbables qui peuplent les aventures de Dan Pussey.
Les représentations du corps sont à l’avenant, pourrait-on dire : loin des plastiques idéalisées, la chair se fait triste et les poitrines tombantes. Là encore, Daniel Clowes ne nous épargne aucun détail, et n’hésite pas à afficher cette nudité peu ragoûtante en couverture d’Eightball #9 (avec son trio de naturistes probablement quinquagénaires), ou d’accompagner le bulletin de commande du portrait en pied (et en tenue d’Adam) de Spurt Magoo, qui se présente comme inconditionnel de la série. Cependant, ces seins que l’on ne saurait voir ne déclenchent pas d’accès d’hystérie puritaine — mais simplement un dégoût ordinaire :
I thought I’d be more freaked out by a naked man... No offense, but it isn’t all that interesting... [Je pensais que je serais effrayée par un homme nu... Sans vouloir te vexer, ça n’est pas si intéressant...]

(Gynecology)

Comme pour renforcer ce regard qui se montre sans indulgence, les premiers numéros d’Eightball vont même jusqu’à comporter leur lot de difformités extrêmes, toujours dérangeantes, qu’elles soient traitées sur un mode dramatique (comme le personnage de Tina dans Like A Velvet Glove Cast In Iron) ou sur le ton plus léger de la pochade, dans les récits en une planche Fuckface ou Anomalies & Curiosities of Medecine.
Cette fascination certaine pour le grotesque se retrouve également dans Ghost World. Changeante et insaisissable, Enid y collectionne avec enthousiasme les spécimens les plus étranges, leur imaginant volontiers perversions et activités peu recommandables. Mais les choses prennent soudain une autre dimension (dangereusement proche et personnelle) lorsque les deux jeunes filles aperçoivent le visage défiguré de Carrie Vandenburg, une ancienne camarade de classe atteinte d’une tumeur.
On peut également y rapprocher le visage tuméfié (à deux reprises) de Clay Loudermilk dans Like A Velvet Glove Cast In Iron, le masque hideux de Immortal, Invisible, ou encore la tête emmaillotée de David Boring après son agression — transformations effrayantes qui viennent à chaque fois renforcer l’aliénation de ces personnages portant la marque des parias.
Alors, on scrute, on palpe, on s’examine, craignant de découvrir les signes avant-coureurs de quelque monstruosité à venir.

Extrait de Mr. Wonderful, © Dan Clowes

Where’s the sex column ? Yuck.
[Où est la rubrique sexe ? Beurk.]

Il va sans dire que l’œuvre de Daniel Clowes est avant tout introspective — laissant une large place au monologue intérieur de ses personnages, [6] qui va jusqu’à oblitérer les paroles des autres dans Mr. Wonderful.
Dominé par l’intellect, il en émane souvent un ton détaché, presque glacial, comme si l’esprit et le corps constituaient deux entités soigneusement distinctes. Les premières lignes de David Boring sont particulièrement évocatrices :
Here, by some miracle of circumstance, I was, naked, about to have intercourse with what the consensus of the day would have held as a perfectly beautiful woman. [Par quelque circonstance miraculeuse, je me trouvais là, nu, prêt à avoir une relation sexuelle avec ce que le commun des mortels aurait considéré comme une fille sublime.]
Car comme pour les leurres de la beauté, Daniel Clowes se méfie des pulsions du corps — et la perte de contrôle qu’elles impliquent. En quatrième de couverture d’Eightball #4, le court récit Sexual Frustration [Frustration Sexuelle] s’ouvre ainsi sur un It’s everywhere ! [Elle est partout !] railleur, pour conclure sur une question indignée : What’s the problem with people these days ? [Qu’est-ce qu’ils ont, les gens, de nos jours ? C’est quoi, le problème ?] Il n’est alors pas surprenant de découvrir dans ce même numéro le récit Dan Pussey’s Masturbation Fantasy — le premier d’une série de regards très acides sur la pratique (forcément compulsive) de l’onanisme. [7]
L’omniprésence de symboles sexuels n’est bien sûr pas étrangère à ces débordements, et Clowes est visiblement rompu à la grille de lecture freudienne — se permettant le très explicite On Sports, évoquant un Dan Pussey en plein complexe d’Œdipe, ou s’amusant à célébrer (d’un pinceau particulièrement phallique) le potentiel de séduction des auteurs de bandes dessinée dans Ink Studs [Masstars]. Et les rêveries très platoniques de Marshall dans Mr. Wonderful n’échapperont pas plus à l’analyse...

Extrait de Mr. Wonderful, © Dan Clowes

Why do your fantasies always involve bagels ? [Pourquoi y-a-t’il toujours des bagels dans tes fantasmes ?]

À l’opposé, la représentation de l’acte sexuel est quasi-systématiquement banalisée — la faute peut-être à ces corps imparfaits, qui ne sont jamais à la hauteur de nos désirs, et dont on se contente presque à regrets lorsqu’ils s’offrent. C’est ainsi résigné et lucide que David Boring déclare :
In some ways, I long for the ’old days’, when fetishes were applied to handkerchiefs and petticoats, rather than directly to frail physical forms that can never live up to the embellished perfection of our (we perverts) ideals. [D’une certaine façon, je me languis du « bon vieux temps », de cette époque où les fétichistes se pâmaient pour un mouchoir ou un jupon plutôt que pour ces anatomies fragiles qui jamais ne tiennent leurs promesses confrontées à la perfection embellie de nos idéaux (à nous autres, pervers).]
En fait, dans l’ensemble de l’œuvre de Daniel Clowes, il n’y a bien que la première (et unique ?) relation sexuelle entre David Boring et Wanda que l’on puisse considérer comme véritablement sensuelle et chargée d’érotisme. Dans tous les autres cas, c’est la résignation qui domine, à moins que ce ne soit la routine. Le verdict est d’ailleurs sans appel : chez Clowes, la consommation de l’acte sexuel marque toujours la fin de quelque chose, plutôt que le début d’une histoire. [8]

Extrait de Mr. Wonderful, © Dan Clowes

This is unbearable. The most important moment in my life, and I’m about to wet my pants !
[C’est insupportable. Le moment le plus important de ma vie, et je suis sur le point de me pisser dessus !]

La victoire de la banalité sur le désir se retrouve également dans la manière dont le corps reprend ses droits, par ses expressions les plus triviales. Alors qu’une vessie sur le point d’exploser manque de mettre à mal le rendez-vous galant de Marshall, la romance éphémère de Mal et Theda dans Caricature s’achève sur les seules traces laissées par le passage de la jeune femme : des étrons flottant à la surface de toilettes bouchées.
Pour autant, Eightball ne sombre jamais dans la scatologie, mais rend simplement compte de la réalité de ces fonctions humaines, que l’on en vient à ne même plus remarquer dans la routine et la familiarité d’une vie de couple au quotidien. Naturellement, pourrait-on dire, on urine, on défèque, on vomit — et comme pour rappeler combien cette tuyauterie interne est répugnante, Daniel Clowes va jusqu’à se représenter lui-même dans Just Another Day, trônant sur ses toilettes, avant de renifler l’une de ses chaussettes à la propreté douteuse.

I know this seems totally crazy, but my real fantasy is to get married and adopt a baby, maybe from Korea.
[Je sais que ça va paraître complètement fou, mais mon rêve est de me marier et d’adopter un enfant, peut-être un petit Coréen.]

Mais derrière les façades cyniques et désabusées, au fond de ces solitudes profondes et résignées, pointe souvent une lueur d’espoir. On est bien loin de la noirceur sans issue d’un Ivan Brunetti — car même lorsque Daniel Clowes parle de mettre fin à ses jours dans My Suicide..., [9] ce n’est pas tant par dégoût de la vie que dans le but de découvrir (sous la forme d’un fantôme invisible) ce que les autres pensent vraiment de lui. Avant de conclure que l’idée est stupide, et que cela n’en vaut pas la peine...
De Like A Velvet Glove Cast In Iron à Mr. Wonderful, c’est donc toute une galerie d’idéalistes aux accents romantiques que l’on découvre, avides d’absolu et refusant d’accepter toute médiocrité — y compris la leur.
It was one of those rare moments where life delivers on the promises of Hollywood... I just stood there and watched her disappear like the pathetic, "romantic" coward that I was (and still am I guess)... [C’était l’un de ces rares moments où la vie tient les promesses d’Hollywood... Je suis resté là à la regarder s’éloigner comme le dégonflé romantique et pathétique que j’étais (et que je suis resté)] (Blue Italian Shit)

Ainsi, malgré leurs trajectoires bien différentes, Clay Loudermilk et David Boring partagent la même motivation : à la recherche d’amours passées et défuntes, tous deux nourrissent le secret espoir de pouvoir corriger leurs erreurs, et de retrouver intactes les émotions disparues.
De même, les rêveries de Mal après sa rencontre avec Theda dans Caricature résonnent des mêmes échos que les visions de bonheur de Marshall et Natalie dans Mr. Wonderful — embrassant les clichés éculés de l’harmonie conjugale, qu’elle soit en version « rebelle » à la Bonnie & Clyde, ou dans l’interprétation plus domestique d’un déjeuner sur l’herbe.
Could she ever fall in love with me ? (Had she already ?) What would that be like ? I imagined us driving around the country together, really living it up. What an idea ! [Tomberait-elle amoureuse de moi un jour ? (L’était-elle déjà ?) Comment cela se passerait-il ? Je nous ai imaginés en train de faire le tour du pays. Quelle idée !] (Caricature)
All I want is someone to eat breakfast with on Sunday morning, someone to read the parts of the paper I throw away (Travel, Garden), someone to... [Tout ce que je veux, c’est quelqu’un avec qui prendre le petit déjeuner le dimanche matin, quelqu’un qui lise les pages du journal que je jette (Voyages, Jardins), quelqu’un qui...] (Mr. Wonderful)
Et même si ces personnages sont conscients d’aspirer à un modèle qu’ils méprisent par ailleurs, quel chemin parcouru depuis les charges anti-conformistes de Lloyd Llewellyn [10] :
Just about anything that represents a personal, singular vision, whether high art or obscene pornography like Eightball, has been effectively disenfranchised from the mainstream and removed from the marketplace. Instead, we have widely-distributed, commitee-manufactured, "marketable," diluted gruel for the masses !
[En gros, tout ce qui propose une vision personnelle et originale, fut-elle artistique ou bassement pornographique comme Eightball, a été efficacement évincé du marché par la culture populaire... Nous nous retrouvons alors avec une bouillie prémâchée « commercialisable », distribuée à grande échelle et destinée aux masses consommatrices !]
(I Love You Tenderly)
Enfin, on trouvera un autre parallèle frappant entre deux scènes de soirée branchée, toutes deux empreintes d’un certain malaise, mais aux conclusions fort différentes. Dans The Party, Daniel Clowes lui-même se trouvait aux prises avec ses propres contradictions :
God, this is so frustrating ! I hate trendy, club-hopping scenemakers like her, but it just TEARS ME APART that she won’t validate my huge opinion of myself... [Seigneur, c’est si frustrant ! Je déteste ce genre de frimeuse branchée habituée des clubs, mais ça me fend le cœur qu’elle ne partage pas la haute opinion que j’ai de moi-même...]
Quelques années plus tard dans Mr. Wonderful, Marshall accepte avec résignation le même état de fait :
Let’s face it — they’re better than we are, and they know it. There’s certainly no use in arguing the point, that’s for sure. [Soyons honnêtes — ils sont meilleurs que nous, et ils le savent. Ca ne sert à rien de protester, c’est sûr.]

Daniel Clowes aurait-il perdu de son mordant ? S’assagirait-il avec l’âge ?
On est en droit de s’interroger — et celui qui n’hésitait pas à affirmer haut et fort ses opinions, faisant parler tous ses personnages d’une même voix (la sienne), [11] s’efface derrière ses créations et multiplie aujourd’hui les points de vue. La construction d’Ice Haven en est le plus bel exemple, chacun des protagonistes de cette histoire à facettes se retrouvant en personnage central de son propre strip, dessiné dans un style qui lui est spécifique et qui vient renforcer cette idée de regard subjectif sur le monde.
Pire — après la conclusion paisible et lumineuse d’Ice Haven, Daniel Clowes donne à Mr. Wonderful un happy ending sans détour, laissant même Marshall savourer un moment de pur lyrisme :
[...] for a moment everything got dead quiet, and she saw before her, at last, a man of true heart and noble intent : a man who then and ever after wanted nothing but to protect her and that hypothetical Korean child from harm or hardship.
[(...) tout devint parfaitement silencieux l’espace d’un instant, et elle vit devant elle, enfin, un homme au cœur pur et aux intentions nobles : un homme qui aujourd’hui et à jamais ne désirait rien d’autre que de les protéger du mal et de l’adversité, elle et cet enfant Coréen hypothétique.]

Et, à l’approche de la cinquantaine, il semblerait que Mr. Clowes ait trouvé, sinon la paix de l’âme, du moins un peu d’amour pour le genre humain...

Article publié dans neuvièmeart 2.0 en janvier 2010.

REFERENCES
Like A Velvet Glove Cast In Iron (Fantagraphics) / Comme Un Gant de Velours Pris Dans la Fonte, Cornélius)
Pussey ! (Fantagraphics / Rackham) : Dan Pussey’s Masturbation Fantasy (Eightball #4) ; The Origin of Dan Pussey (Eightball #12) ; The Death of Dan Pussey (Eightball #14)
Ghost World (Fantagraphics / Cornélius)
Caricature (Fantagraphics / Rackham) : Blue Italian Shit (Eightball #13) ; Caricature (Eightball #15) ; Immortal, Invisible (Eightball #16) ; Gynecology (Eightball #17)
_ Twentieth Century Eightball (Fantagraphics / Eightball, Cornélius) : I Hate You Deeply (Eightball #2) ; The Truth (Eightball #2) ; I Love You Tenderly (Eightball #4) ; Sexual Frustration (Eightball #4) ; Daniel G. Clowes in Just Another Day... (Eightball #5) ; Playful Obsession (Eightball #5) ; Chicago (Eightball #7) ; Needledick the Bugfucker (Eightball #7) ; My Suicide (Eightball #8) ; Ugly Girls (Eightball #8) ; Ink Studs (Eightball #9) ; Pogeybait (Eightball #10) ; The Happy Fisherman (Eightball #11) ; Cool Your Jets (Eightball #13) ; On Sports (Eightball #14)
David Boring (Fantagraphics / Cornélius)
Ice Haven (Pantheon Books / Cornélius)
Glue Destiny (Eightball #12, Fantagraphics / non traduit)
The Death-Ray (Eightball #23, Fantagraphics / non traduit)
Mr. Wonderful (New York Times Magazine / non traduit)

les livres de Daniel Clowes.

[1] L’ensemble des citations qui introduisent chacune des parties de ce texte sont tirées de Mr. Wonderful.

[2] L’ensemble des récits consacrés à Dan Pussey s’étalent sur les numéros 1 à 14 d’Eightball, et sont regroupés dans le recueil Pussey !

[3] Il faut noter que tout le discours de Daniel Clowes à l’égard de l’univers de l’Art s’inscrit dans cette attitude très conservatrice, considérant le « Conceptuel » comme une simple excuse à la médiocrité et à la paresse. Dès le second numéro d’Eightball, le récit en une planche The Truth conclut la trajectoire dorée d’un artiste contemporain par ce jugement de l’intéressé :
I am now popular among my peers in the art world and at last I know the truth. The truth is that people are FUCKING MORONS ! [Désormais je suis reconnu par mes pairs et je connais enfin la vérité.
Et la vérité, c’est que les gens sont des GROS CONS !]

[4] Il est d’ailleurs presque ironique de voir que Scarlett Johansson, hier adolescente boudeuse révélée dans le Ghost World de Terry Zwigoff, est devenue aujourd’hui l’un des sex symbols les plus en vue d’Hollywood.

[5] Soit les séquences intitulées What Is the Most Important Invention of the 20th Century ? (Eightball #1) ; What Do You Think George Washington’s Voice Sounded Like ? (Eightball #2) ; What Can Robots Do ? (Eightball #3) ; What Do You Do for a Cold ? (Eightball #4) ; Why Do People Spit ? (Eightball #5) ; Where Do Wiseguys Come From ? (Eightball #6) ; et The Headlamp (Eightball #8).

[6] Cela est aussi vrai pour Ghost World, puisque Enid et Rebecca constituent les deux faces d’un même individu, les deux pendants d’une unique personnalité — qui viendra à disparaître dans la séparation de ce couple si imbriqué.

[7] Soit les récits Playful Obsession (Eightball #5) ; Needledick the Bug-Fucker (Eightball #7) ; The Inventor Relaxes at Home (Eightball #8) ; Zubrick’s Pal Pogeybait (Eightball #10) et The Happy Fisherman (Eightball #11).

[8] L’exemple le plus flagrant étant le personnage de Mrs. Capon dans David Boring.

[9] Il est à noter que cette thématique apparaît également en couverture d’Eightball #7, et en conclusion du récit Cool Your Jets.

[10] Le même Lloyd Llewellyn qui, encouragé de passer à l’action, reconnaissait volontiers : I’m a pussy. [Je suis un dégonflé.]

[11] Le narrateur du récit Ugly Girls se présente d’ailleurs en ces termes : Hello, I’m "Charlie," another transparent D. Clowes stand-in. [Bonjour, je suis « Charlie », énième doublure insignifiante de D. Clowes.]