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moments d’intimité

Regardé ce dimanche, sur Arte, le film de Mathieu Amalric consacré à Joann Sfar (destiné à sortir en DVD dans la collection dont j’ai rendu compte ici le 23 février dernier), Joann Sfar (dessins). Un film chaleureux et complètement foutraque, sans fil conducteur ; un portrait impressionniste, une suite de moments volés.

Première surprise : un artiste aussi prolifique, désormais écartelé entre sa production d’auteur de bandes dessinées et ses projets cinématographiques, peut donc encore s’accorder le temps de musarder dans Paris, carnet à la main, pour faire des dessins d’observation au Jardin des Plantes, aux Halles de Rungis, dans un restaurant oriental, dans un bistrot de nuit ?
Deuxième surprise : un dessinateur reconnu et confirmé éprouve la nécessité de se mêler, anonymement, à un cours de modèle vivant et à une séance de dissection, pour continuer humblement d’apprendre, pour aller au-delà de ce qu’il sait faire, pour ne pas se figer dans ses automatismes.

Ce qui, en revanche, n’étonne pas le lecteur des Carnets (le dernier remonte à plus de deux ans et l’attente est très dure pour ceux qui, comme moi, souffraient d’addiction), c’est que Sfar accompagne sa pratique d’un commentaire incessant. Parmi les réflexions qu’il égrène sur le dessin, certaines sont éclairantes (dessinant des poissons morts : « La maladie de Walt Disney c’est qu’on ne peut pas s’empêcher de leur coller une expression »), d’autres, plus surprenantes, donnent envie de lui porter la contradiction (« On commence à dessiner correctement quand plus rien ne nous étonne »). Mais elles ne sont jamais assénées comme des vérités sentencieuses, juste comme des bribes d’un monologue infini.

Le film montre aussi que le dessin est un merveilleux sésame, une activité qui aimante l’attention de tous, et à partir de laquelle un dialogue peut s’engager avec les visiteurs de la ménagerie du Jardin des Plantes comme avec les poissonniers des Halles ou les barmaids. Seule exception : quand le femme que l’on croque a son mari dans les parages, mieux vaut faire attention à rester discret ! Dessiner un être, c’est lui porter pendant quelques minutes une attention non seulement bienveillante mais de nature quasi amoureuse. Même si cet être est un orang-outan ou un poisson.

Salaud d’Amalric, qui a eu le privilège de pénétrer dans l’atelier que Sfar partage avec Christophe Blain, Riad Sattouf et Mathieu Sapin – atelier sur la porte duquel s’étalent ironiquement les initiales SNBD, pour « Société nationale de bande dessinée » – et de s’immiscer dans l’intimité du père du Chat du rabbin ! Je le confesse : Sfar est aujourd’hui le seul dessinateur dans l’ombre duquel j’aimerais pouvoir me glisser pour un mois, persuadé qu’avec lui chaque moment sera indissociablement une leçon de dessin et une leçon de vie, puisque vivre, dessiner et tirer de l’un et de l’autre des enseignements procèdent chez lui d’un même mouvement, d’une même respiration.

Extrait de Missionnaire, éd.Delcourt, 2007.