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le blues de l’éditeur

Exercer la fonction d’éditeur, c’est s’exposer à ressentir assez régulièrement de grands moments de solitude ou de déprime.
Ces moments se produisent notamment

— quand on reçoit l’email quotidien du distributeur annonçant les mouvements du stock enregistrés la veille, et qu’ils ne sont pas bons. Il faut l’admettre, commencer sa journée en découvrant qu’il y a eu plus de retours que de ventes, ce n’est pas vraiment ça qui donne la patate pour travailler à d’autres livres. (Heureusement il y a aussi des jours meilleurs…)

— quand on reçoit un projet de bande dessinée envoyé par un auteur inconnu, via Internet, et que celui-ci, tout en prenant soin d’écrire « je me tourne vers vous parce que j’apprécie beaucoup le catalogue de votre maison et je serais fier d’en faire partie », oublie de (ou ne songe même pas à) dissimuler le fait qu’il envoie ce même message, d’un seul clic, à cinquante éditeurs différents, dont les adresses électroniques apparaissent à la suite les unes des autres.

— quand on reçoit une proposition tellement décourageante que les bras vous en tombent. Voici la description, par l’auteur, d’un projet que j’ai reçu au début de l’été (je certifie que je cite mot pour mot) : « Il s’agit d’un one-shot de série B prévu en 96 pages avec des filles (à forte poitrine), de la vengeance, des gros flingues, des rednecks bien moisis, des flics pourris, des gangsters à deux balles, des grosses bagnoles, des stripteaseuses défoncées, des consanguins satanistes et cannibales… »

Dans ce dernier cas, il y a trois motifs d’être déprimé. 1° Qu’un auteur ait pu se figurer que je pourrais être intéressé par un semblable projet. Il faut vraiment qu’il n’ait aucune idée de ce que je publie ni de mes goûts. 2° Que cet auteur se figure que sa présentation puisse faire envie à quiconque, que ce sont là des mots de nature à séduire un éditeur, quel qu’il soit. 3° Qu’il n’est pas impossible qu’il ait raison, après tout, et qu’il se trouvera sans doute, quelque part, un éditeur pour être effectivement alléché.

Florence Cestac & Jean-Marc Thévenet, extrait de Comment faire de la « bédé » sans passer pour un pied-nickelé, Futuropolis, 1988 ; © les auteurs

Un dernier motif d’accablement, c’est de travailler pendant des mois à des projets qui n’aboutissent pas. Dans le cas d’une bande dessinée de création, cela peut être dû à la défaillance d’un auteur (maladie, blocage, panne d’inspiration, doutes… les raisons ne manquent pas). Quand un dessinateur accumule les retards sur l’échéancier prévu, on se prend à craindre qu’il jette l’éponge et ne finisse pas. Mais ce sont les projets de nature patrimoniale, les exhumations de classiques, qui sont les plus exposés à avorter : il n’est pas si rare que le matériel se révèle indisponible, ou que les ayants-droit soient de si mauvaise composition qu’aucun accord ne peut être trouvé.

Je parlerai un autre jour des joies de l’éditeur. Laissez-moi le temps d’y réfléchir.