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journal d’une crise

En pleine confusion amoureuse, Benoît Jacques a exorcisé la « tempête d’émotions » qui le submergeait en tenant une sorte de journal dessiné, dont chaque planche est précisément datée. Entre le 9 novembre 2007 et le 21 septembre 2009, les pages se sont accumulées, rassemblées maintenant par l’Association dans un livre épais dont la couverture noire porte sobrement la mention L (pour elle ou elles, bien sûr, mais L c’est aussi, dans l’alphabet romain, le nombre cinquante, soit l’âge atteint par l’auteur en 2008).

Livre important, l’un des plus forts de l’année assurément, et livre atypique dans la bibliographie d’un artiste qui ne s’était guère aventuré jusque-là dans le registre de la confession, et qui n’avait jamais abordé non plus avec cette franchise les choses de la psychologie et du sexe. Nous aimions Benoît Jacques comme un auteur léger, drôle, candide, inventif, délicieux, œuvrant au confluent de la bande dessinée, de l’illustration et de l’art contemporain. Il nous donne ici sa « saison en enfer », aux prises avec ses démons les plus intimes. L est une œuvre hallucinée et cathartique, née dans l’improvisation, sans repentir, avec la nécessité de l’urgence. Le personnage qui représente l’auteur (un « bonhomme » dans le genre de ceux que Dubuffet représentait entassés dans le métro, les autobus ou les rues de Paris) endosse tour à tour différents emplois et costumes : on le voit thaumaturge, navigateur, artiste, amant, danseur, chevalier, nain priapique… Le tour de force du livre est bien ceui-là : d’être constamment dans la métaphorisation de ce que l’auteur vit et ressent, c’est-à-dire dans la mise en distance, via tout un répertoire relativement canonique d’images et de symboles (lesquels, je dois l’avouer, m’ont semblé quelquefois un peu naïfs ou convenus, comme, par exemple, ce cœur percé d’un poignard, ou les dernières pages, où l’on quitte Une saison en enfer pour une Illumination un peu mièvre), et en même temps dans l’expression brute, dans une écriture non médiate, qui relèverait plutôt de la transe.

© Benoît Jacques et l’Association

Du point de vue graphique, plastique, L renferme quantité de pages impressionnantes. Le trait fiévreux de l’artiste participe toujours d’un flux, d’un rythme, d’un débordement. L’encre noire semble palpiter d’une vie propre. Benoît Jacques trouve une voie improbable et miraculeuse entre la stylisation enfantine, le lyrisme gestuel et une forme de primitivisme (les points et les formes vulvaires ne peuvent pas ne pas rappeler les motifs retrouvés un peu partout sur les parois des grottes ornées du Paléolithique supérieur, et dans les premières pages le protagoniste retourne d’ailleurs se lover à l’intérieur de cette grotte protectrice et sacrée par excellence qu’est l’utérus maternel).

Les bûches, les livres, les flèches, les pierres, les tiroirs… sitôt qu’un nouveau motif est introduit, il se met à proliférer, à tout recouvrir, à tout engloutir, à menacer le protagoniste de noyade. Les pages ne sont jamais aussi réussies que quand ces motifs s’éloignent de la figuration pour devenir polysémiques, s’abandonner à des glissades sémantiques et à des métamorphoses. Par exemple, dans celles datées des 28 et 29 janvier 2008, ces petits carrés noirs qui font d’abord songer aux cases d’une grille de mots croisés en folie, puis à quelque système de notation musical, aux maisons réparties sur le territoire dans une vue aérienne à haute altitude, et qui deviennent enfin les dents d’une fermeture éclair, ou le relief d’un pneu agricole. Quant aux pages d’introduction des neuf chapitres, elles sont composées à la manière de tableaux d’Alechinsky, avec ses bandes de dessins bordant l’espace central.

Moebius parlait naguère de son feuilletonesque Garage hermétique comme d’un « journal intimé crypté ». À son tour, Benoît Jacques vient d’inventer une forme inédite pour transcrire dans le langage de la bande dessinée les soubresauts intérieurs, les émois du corps, les bruits et les fureurs de l’âme.