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pourquoi je ne lis pas de bande dessinée sur écran

Si Neuf et demi s’était mis en vacances, moi-même, je ne l’étais pas : j’ai travaillé tout l’été à un livre à paraître l’année prochaine, qui fera suite à mon Système de la bande dessinée de 1999. Un essai qui abordera, entre autres, les questions du narrateur, du manga, du rythme, de l’expression de la subjectivité.

Un chapitre porte sur la bande dessinée numérique. Comme ce sujet est au cœur de nombreux débats en ce moment, j’ai décidé de détacher de mon livre à paraître quelques paragraphes, qu’on lira ci-dessous. Naturellement, ils n’épuisent pas mes réflexions théoriques sur le numérique, mais ils suffisent sans doute à expliquer pourquoi je n’ai pas, personnellement, le goût de lire de la bande dessinée sur écran.

Peut-être que, comme Zep, « j’ai un rapport difficile à la technologie »… Extrait de Découpé en tranches, 2006. © éd. du Seuil

« Après s’être imposé comme un auxiliaire désormais incontournable de la création (numérisation, retouches, mise en couleur, placement des textes…), voici donc que l’ordinateur – et plus généralement l’écran numérique, dans ses différents usages et formats – semble en passe de devenir un nouveau canal de diffusion des œuvres dans le public. On a coutûme de décrire ce phénomène en termes de « changement de support ». Cela peut se concevoir si le changement se mesure par rapport à ce qui se faisait avant. Mais dans l’hypothèse où l’œuvre a elle-même été très largement créée sur ordinateur, le fait que l’ordinateur serve ensuite à la diffuser marque, au contraire, une continuité. Nous avions autrefois des bandes dessinées créées sur le papier et destinées à être imprimées sur du papier, nous entrons dans une époque où le numérique à son tour pourra être à la fois en amont, du côté de la conception, et en aval, du côté de la diffusion.

En quoi la lecture sur écran diffère-t-elle de la lecture sur papier ? Elle fait disparaître un
rapport très fort et souvent chargé d’affectivité à l’objet : la manipulation du livre dans sa matérialité, qui mobilise les deux bras, voire tout le haut du corps, est remplacée par la simple pression intermittente de l’index sur le clic de la souris. Il s’agit bien d’une perte, en terme de motricité, de participation, de sensations tactiles (quelquefois olfactives) et même d’interactivité. « Le livre, ainsi que le rappela naguère l’éditeur Pierre Marchand, est lui aussi un merveilleux objet interactif, qui se laisse feuilleter, manipuler en tous sens, lire dans l’ordre ou le désordre » (cité dans Schuiten et Peeters, L’Aventure des images, Autrement, 1996). Les programmateurs semblent d’ailleurs très conscients de cette perte et de l’attachement des lecteurs à la manipulation du livre : ne conçoivent-ils pas des interfaces de navigation qui imitent le feuilletage, avec des « pages » que l’on voit se soulever puis se tourner ?

Il faut l’admettre, quel que soit le confort de lecture qu’il est en mesure de proposer, l’écran d’ordinateur n’est pas un « nouvel objet-livre » parce qu’il n’a aucune des qualités de l’objet. La tablette du type de l’iPad, cette nouvelle « machine à lire », ou le téléphone mobile, ont, eux, les caractéristiques d’un objet manipulable, mais leur ergonomie est fondamentalement différente de celle du livre, et invite à d’autres gestes : la pression ou le défilement au lieu du feuilletage et de la tourne.

Les observations qui précèdent devaient être rappelées, car elles sont importantes, mais bien entendu elles ne prétendent pas à l’originalité. Plus décisive me semble être la disparition de la notion de clôture de l’œuvre. La lecture d’un livre papier est une activité qui absorbe tout entier, et qui ne s’accommode d’aucune autre activité parallèle ou satellite, sinon, éventuellement, l’écoute d’un fond musical. Il en va différemment sur Internet, où l’on on est toujours à quelques clics de n’importe quel autre contenu, donc naturellement tenté par la digression, le surf, le zapping ; par ailleurs, les jeunes générations (digital natives) ont développé un usage de l’ordinateur non pas mono- mais plurifonctionnel : ils consultent un site tout en écoutant de la musique et en restant connecté avec leurs amis par le biais d’une messagerie, d’un forum, d’un tchat ; bref, ils sont entraînés à une dispersion de l’attention, et, même s’ils s’adonnent à la lecture sur écran, ils gardent volontiers un œil sur d’autre fenêtres ouvertes en même temps.

Ce qui disparaît en même temps que la clôture de l’œuvre, c’est la mémoire spatiale qui lui était associée. Or cette mémoire est extrêmement agissante dans le cas de la bande dessinée, où chaque vignette occupe un site déterminé, non seulement dans la page mais aussi dans le livre. Une bande dessinée imprimée peut s’appréhender comme collection d’images étalées, rangées selon un protocole ordonné, et faciles à retrouver. Dans une bande dessinée numérisée, les pages, en se succédant, se remplacent et s’effacent, empêchant la conservation dans la mémoire sur le mode du rangement.

Pour toutes ces raisons, on serait tenté de conclure que l’écran se prête moins à une lecture de la bande dessinée, au sens plein du terme, qu’à une consultation. De nombreux observateurs ont déjà noté que la lecture sur écran s’accommodait mal d’œuvres de grande ampleur, comme Guerre et Paix ou la Recherche du temps perdu. De même, on peut juger pratique de lire un comic book ordinaire d’une trentaine de pages sur son ordinateur ou son iPad ; on est beaucoup moins enclin à fréquenter, sur ce même support, des bandes dessinées impliquant une immersion de longue durée, telles Maus, From Hell, Cages ou Jimmy Corrigan (ceci sans même parler de la fatigue oculaire qu’implique la fixation prolongée d’un écran émetteur de lumière).

Il y a désormais écran et écran. L’écran d’ordinateur permet l’affichage d’une double page de bande dessinée ; la navigation peut aussi s’y effectuer demi-planche par demi-planche, dans un format d’affichage supérieur à celui de la version papier. L’écran du téléphone mobile, lui, de dimensions considérablement plus modeste, ne peut afficher qu’une case à la fois. Mais toutes les planches ne se laissent pas diviser par le milieu en deux parties égales, et toutes les vignettes n’obéissent pas nécessairement à un format rectangulaire plus ou moins homothétique par rapport à l’écran d’un mobile. La diffusion sur écran d’une bande dessinée originellement conçue pour être imprimée peut donc se révéler inadéquate et porter atteinte au format de l’œuvre, la forcer à rentrer tant bien que mal dans un cadre arbitraire, qui n’est pas le sien.

Aussi longtemps que la notion de page subsiste, tous les liens subséquents de juxtaposition, d’organisation, de compatibilisation, tous les effets de dialogue, de tressage et de sérialité entre les vignettes sont conservés eux aussi, et la bande dessinée continue de se présenter dans son système spatio-topique propre. Au contraire, l’affichage case par case défait cet édifice, déterritorialise chaque image, masquant ou ruinant l’ensemble des liens tissés à la surface de la page. Les procédures d’affichage connaissent différentes modalités (défilement plus ou moins fluide, fondu – sur le mode de l’apparition/disparition – ou non, immobile ou procédant d’un glissement d’une case à l’autre, la « fenêtre mobile » se déplaçant sur la page), plus ou moins optimisées (le rythme peut être imposé ou défini par le lecteur, des fonctionnalités supplémentaires lui permettent éventuellement de revenir en arrière ou de zoomer) ; dans tous les cas, il en résulte une sorte de média hybride, pour ne pas dire bâtard : la successivité des images dévoilées une à une à l’intérieur d’un écran aux dimensions normées rappelle le dispositif cinématographique, mais le texte continue généralement d’être compris dans des bulles plutôt que délivré sur le mode sonore, et le défilement ne joue pas de la persistance rétinienne ni même des procédés d’animation limitée.

Autant que je puisse en juger, l’attractivité de ce type de diffusion procède de facteurs tels que : la portabilité (je peux lire une BD sur mon mobile n’importe où), le coût (l’achat d’une version numérique est sensiblement moins cher que celui d’une version papier), l’impression d’être, en quelque sorte, « livré à domicile », la certitude que peut procurer une formule d’abonnement de ne manquer aucun nouvel épisode et d’être en capacité de le lire parmi les premiers – sans oublier la fascination presque magique que semble exercer sur une partie du public l’écran lumineux en tant que tel, tous les écrans, celui de l’ordinateur comme celui du mobile ou, précédemment, de la télévision. Autant de facteurs qui peuvent expliquer la popularité croissante de la lecture de bandes dessinées sur écran (popularité dont il est trop tôt pour décider si elle sera durable), mais dont on voit bien qu’aucun ne peut être décrit en terme de majoration ou d’enrichissement de l’œuvre elle-même. Pour l’amateur averti, attaché aux propriétés langagières et esthétiques que la bande dessinée a développé en propre, le sentiment de perte doit logiquement prévaloir. »