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des dessins drôles

On sait que la France a longtemps résisté à l’emploi de la bulle et qu’il y fut un temps d’usage de remplacer les speech balloons que contenaient les strips américains par des légendes placées sous l’image. Cette substitution explique pourquoi, dans certains albums Hachette, Mickey et ses acolytes paraissent absurdement tassés dans le bas des vignettes, avec un grand vide inutile au-dessus de la tête : les bulles ont été gouachées.

Je ne m’étendrai pas ici sur les raisons de cette hostilité au procédé qui fait directement parler les personnages et qui, selon les termes de Thierry Smolderen, fait exister « une scène audiovisuelle sur le papier ».

On a vu quelquefois des comics dont les bulles étaient conservées, mais accompagnées de textes sous l’image rajoutés par l’éditeur français. Il s’agit alors moins d’une censure que d’un supposé « enrichissement », de nature à rendre l’œuvre plus littéraire et donc plus acceptable (la bande dessinée se devant, n’est-ce pas, d’être pédagogique, d’enseigner la lecture aux plus jeunes et de ne pas mettre en question l’assujettisement de l’image au langage).

J’ai rencontré récemment un exemple de ce genre de bricolage sémiotique au détour d’une étude d’Eckart Sackmann et Harald Kien publiée dans le recueil Deutsche Comicforschung 2010 (éd. Comicplus+, Hildesheim). Je reproduis ici cette page. Elle est tirée de The Newlyweds (« Les jeunes mariés »), la série que dessinait George McManus avant de créer Bringing Up Father, et elle a été publiée sous cette forme hybride dans l’hebdomadaire Nos Loisirs [et non Les Loisirs, comme l’indiquent les deux chercheurs allemands] n° 25, en 1907. Le jeune couple s’y trouve, comme à son habitude, aux prises avec les caprices de Snookums, son insupportable bébé.

La première chose qui me semble intéressante dans cet exemple, c’est que les textes ajoutés sous les images sont eux-mêmes dialogués. Au lieu d’un discours à la troisième personne, qui eût fait de cette planche un morceau de littérature, on a un dispositif de répliques alternées qui mime, en tout point, les textes de théâtre. Un peu comme si l’éditeur voulait nous faire entendre que nous assistons à quelque sketch joué sur la scène d’un vaudeville.

Toutefois, certaines de ces répliques, qui au théâtre seraient des apartés, sont indiquées ici comme des réflexions que l’invité se fait en lui-même (l’équivalent, en somme, d’une bulle de pensée).

Il reste que le procédé est manifestement boîteux, puisqu’il amène le jeune père à tenir deux discours différents, en concurrence l’un avec l’autre, pour une seule et même image « en facteur commun ». Pour ne m’arrêter qu’à la première vignette, il semble que les deux répliques placées sous l’image doivent être lues en premier. « Alors, te voilà père de famille », fait une bonne entrée en matière, qui plante la situation. Et les deux répliques du père, celle située sous l’image puis celle comprise dans la bulle, s’enchaînent parfaitement. Reste que j’ignore s’il s’agit là d’un protocole de lecture évident pour les lecteurs de l’époque (il ne l’est pas pour moi, qui ai lu la bulle d’abord) ; j’inclinerais plutôt à penser que, faute d’une règle établie, chacun s’arrangeait empiriquement, par essais et corrections.

Cependant, de tous les ajouts opérés par l’éditeur français, celui qui me laisse le plus perplexe est la phrase placée tout en bas, qui interpelle directement le lecteur : « Examinez bien les jeux de physionomie des interlocuteurs : nous prétendons que ce sont là des dessins drôles. » Quand un dessin est drôle, je ne connais pas d’exemple où cette drôlerie a besoin d’être ainsi soulignée. De plus, la formulation est bien étrange , car ce « nous prétendons » laisse supposer que cet avis ne fera pas l’unanimité et que l’éditeur cherche à prévenir un rejet éventuel. Craignait-il que les lecteurs fussent choqués par un style graphique relativement nouveau pour l’époque, susceptible d’être taxé de vulgarité ? Est-ce le mélange des codes (la mère traitée comme une gravure de mode, le père comme une caricature) qui pouvait gêner ? Ou peut-être la hiérarchie qu’il semble induire au sein du couple, en faveur de la femme ? (Il en ira différemment dans Bringing Up Father, où c’est la fille, Nora, qui sera glamour, la mère, elle, étant encore plus caricaturale que son mari…)

En tout cas, il est patent, me semble-t-il, que ce n’est justement pas par les jeux de physionomie que cette planche brille particulièrement : la mère reste impassible tout du long, et l’invité n’arbore qu’une seule expression, ou plutôt non-expression (il n’ouvre pas la bouche et n’a pas de regard). Seul le père est un peu plus expressif, mais si son visage peut être jugé drôle, c’est en vertu du code caricatural dont use McManus, plus que par les affections et autres « jeux de physionomie » qui animent cette face de clown.

L’intention qui était celle de l’éditeur de Nos Loisirs, en ajoutant cette phrase, est décidément bien obscure. Heureusement, je vais avoir deux mois et, en effet, quelques loisirs, pour y réfléchir.

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En effet, Neuf et demi prend ses quartiers d’été. Je présume que vous serez sur les plages, sans accès à votre ordinateur. Aussi le blog ne sera-t-il alimenté, en juillet et en août, que si un événement exceptionnel me donne envie de rompre la pause estivale. Rendez-vous ici même, à partir du 1er septembre. Et bonnes vacances à tous.