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quand la bande dessinée formate les esprits

Le look de Fredrik Strömberg est familier aux festivaliers d’Angoulême. De haute taille, il porte un bouc, un Stetson et une boucle à l’oreille droite. On le voit depuis de longues années promener dans les allées sa jovialité et sa curiosité toujours en éveil. Journaliste et historien, il est probablement le meilleur ambassadeur de la bande dessinée suédoise, et dirige une école spécialisée à Malmö. Son livre sur l’image des noirs dans la bande dessinée, initialement publié par Fantagraphics en 2003, a été traduit l’année dernière par PLG sous le titre Images noires. Le nouvel ouvrage de Strömberg, Comic Art Propaganda, vient de paraître en Angleterre chez Ilex Press. Passionnant, il vient incontestablement combler un manque dans la littérature spécialisée.

Strömberg s’est efforcé de réunir et de commenter les bandes dessinées les plus représentatives de toutes formes de militantisme. Entre autres : comic books américains inspirés ou commandés par l’État fédéral pour défendre les guerres dans lesquelles les États-Unis ont été engagés, pour lutter contre l’influence communiste, pour prévenir des dangers de la drogue ou du tabac ; inversement, comic books de propagande communiste, ou sponsorisés par les lobbys industriels pour inciter à la consommation de cigarettes ou à l’achat de voitures. Lianhuahuas chinois à la gloire du régime maoïste et de son Grand Timonier. Mangas militaristes japonais des années 1920 et 30. Bandes dessinées et caricatures antisémites, mais aussi le livre dans lequel Will Eisner dénonçait la fabrication de ce faux célèbre, Les Protocoles des sages de Sion. Bandes dessinées progressistes des années 1980, dénonçant les agissements de la CIA, prônant l’éducation sexuelle et l’émancipation des femmes (en Inde notamment), ou encore défendant l’homosexualité. Sans oublier les BD de propagande religieuse, comme celles publiées par millions, depuis les années 1970, par Jack T. Chick Publications, auxquelles leur extrémisme (elles établissent que les incroyants ont leur place réservée en enfer) a valu une interdiction de distribution sur le sol canadien.

Strömberg montre fort bien comment le potentiel de séduction de la bande dessinée n’a jamais cessé d’être exploité aux fins de formater les esprits, notamment des plus jeunes, et rappelle que nombre de personnages parmi les plus populaires (de Popeye aux superhéros en passant par Bugs Bunny) ont été enrôlés au service de telle ou telle cause. Son livre est bien documenté, abondamment illustré, rédigé dans un style simple et alerte.

S’il faut exprimer certains regrets, ce serait d’abord le fait que son corpus privilégie à l’excès le domaine anglo-saxon, ensuite un légendage parfois insuffisamment précis : les exemples qu’ils nous met sous les yeux ne sont pas toujours datés avec précision. En outre, quelques documents auraient mérité un format plus grand : on aurait aimé pouvoir déchiffrer le texte dans la planche intitulée How to spot a Jap (comment repérer un Japonais) dessinée par Milton Caniff pour les soldats engagés dans la guerre du Pacifique.

Je ferai état ici de deux comic books dont j’ignorais l’existence. Abortion Eve est paru en 1973 à l’enseigne d’un petit éditeur américain indépendant, Nannygoat Productions. Dessiné par Joyce Farmer, écrit par Farmer et Lyn Chevely (l’une et l’autre travaillant en milieu hospitalier), il met en scène cinq jeunes femmes qui, pour des raisons différentes, souhaitent interrompre leur grossesse. L’avortement venait juste d’être légalisé par un arrêt de la Cour suprême, mais le sujet était (et est resté) matière à très vifs affrontements. De façon ouvertement provocante, le dos de couverture d’Abortion Eve montrait la Vierge Marie enceinte, avec les traits d’Alfred Neuman, le personnage mascotte du magazine Mad, et sa réplique fétiche : « What ? Me worry ? »

L’autre comic book (dont Strömberg ne mentionne pas la date, mais il est forcément récent) s’intitule Hairy Polarity and the Sinister Sorcery Satire. Dessiné, dans un style proche du manga, par un certain Jonako, il a été produit par Tim Todd, un évangéliste dirigeant la maison d’édition Revival Fires International, pour dénoncer et combattre la nocivité de l’œuvre de J.K. Rowling. Songez qu’au lieu de s’en remettre à un Dieu qu’il n’invoque jamais, Harry Potter combat le mal par la sorcellerie plutôt que par la prière ! Todd établit qu’il s’agit d’une œuvre inspirée par le démon, en communication directe avec Rowling (ici rebaptisée Verbosi). Face à ce pamphlet dogmatique, on balance entre l’hilarité et la consternation.