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après jimmy corrigan

Jacques Samson

[janvier 2010]
Dans l’entretien filmé qu’il accordait à Benoît Peeters, en juillet 2003, pour le film Chris Ware, un art de la mémoire [1], le créateur de l’Acme Novelty Library affirmait avoir déjà oublié ses anciens personnages, tels Jimmy Corrigan (dont l’album venait d’être primé à Angoulême à peine six mois plus tôt !) et Quimby the Mouse (« Je travaille en ce moment même sur le tout dernier strip (…), je suis en train de le finir, et je ne veux plus jamais en refaire ») [2]. C’est dire comme l’impression que l’on a pu avoir de son œuvre en découvrant Jimmy Corrigan était en décalage par rapport à son activité de création au jour le jour.

Quant à ses projets de l’époque, Ware les formulait ainsi à son intervieweur : « Actuellement, je me suis lancé dans une histoire avec sept personnages qui devrait devenir un album à part entière. Parallèlement, je travaille sur une autre histoire qui se passe dans trois étages du même immeuble ; c’est assez fragmenté, donc ce sera une fois de plus très expérimental » [3]. C’est à la présentation de cette partie de son œuvre que sont consacrées les pages qui suivent.

l’acme novelty library a vécu…


Deux raisons principales expliquent la méconnaissance de ces deux « histoires » constituant la part la plus significative de l’œuvre plus récente de Ware. D’abord, il se trouve que son travail obéit encore à la logique du feuilleton paraissant dans la presse locale (de la région où il habite : The Chicago Reader, New City, etc.) ou nationale (The New York Times Magazine ou The New Yorker, par exemple). Cette œuvre étant livrée depuis ses débuts en premier sous forme de strips, il a longtemps été peu envisageable qu’elle puisse donner lieu à un ou des albums. L’édition américaine montrait, il y a une quinzaine d’années, des réticences encore importantes face aux albums de bande dessinée, à l’opposé des pratiques européennes. Dans le cas particulier de Ware, tout au plus pouvait-il être question de rassembler partiellement ces strips dans l’un ou l’autre fascicule à périodicité variable de l’Acme Novelty Library – label éditorial qu’il a d’ailleurs conçu à cet effet. Mais certainement pas d’en faire un album. Or, après avoir connu quelques parutions sous ce label, un second remaniement et remontage des strips de Jimmy Corrigan a donné lieu à l’album Jimmy Corrigan, The Smartest Kid on Earth, chez Pantheon Books, qui a connu un succès inespéré. Après l’édition de ce livre, Ware a dû revoir la politique éditoriale de l’Acme Novelty Library. En 2001, les numéros arborant cette appellation ont été édités sous forme de livres hardcover (c’est-à-dire en tant que comic books ou graphic novels, selon la désignation choisie par les commentateurs anglo-saxons, et non plus comme simples comics ou magazines). Cela signifiait que l’Acme Novelty Library n’avait plus de raison d’être, sauf à demeurer une simple appellation maintenue faute de mieux et parce qu’elle représente un élément non négligeable d’une signature investie dans ce label. À présent, bien que Ware réalise toujours son œuvre sous forme de strips hebdomadaires, une édition subséquente est d’emblée planifiée en album. Enfin, la seconde raison du retard à découvrir les quatre albums tirés des histoires annoncées plus haut par Ware s’explique par le fait qu’ils n’ont pas encore été traduits en français. Et c’est bien dommage car, à l’instar de Jimmy Corrigan, elles confirment un auteur toujours inventif et en pleine possession de ses moyens de conteur et de dessinateur.

une enfance américaine


Au moment où Chris Ware entreprend le cycle Rusty Brown, vers le début des années 2000, il semble encore éprouver le besoin d’une représentation emblématique, comme ce fut le cas avec la figure complexe de Jimmy Corrigan, rassemblant une lignée de trois personnages sous le même patronyme. Emblématique non pas tant parce qu’elle placerait sa création sous des auspices favorables ou quelque chose du genre, mais plutôt parce qu’elle lui servirait d’embrayeur de fiction lui permettant d’explorer certains aspects, à ses yeux significatifs, de sa « biographie ». Reconnaître que Ware tire d’éléments de sa propre vie matière à inspiration n’est pas une nouveauté ; Jimmy Corrigan se revendiquait déjà comme « fiction semi-autobiographique ». Du reste, ce type de matériau ne sert que comme point de départ et non d’arrivée de l’œuvre. Pas plus que Jimmy, Rusty ne véhicule la moindre manifestation d’héroïsme. Bien au contraire. On le voit tout aussi velléitaire, complexé et replié sur lui-même que son désormais fameux prédécesseur. Pire encore, on le sait entretenir une mythomanie de super-héros qui le rend misérable d’isolement et va jusqu’à causer des délires dépersonnalisants. Mais cette fois, le personnage principal – personnage titre serait plus exact – se trouve très entouré et ce sont les ramifications de ce voisinage qui forment l’axe central des premier et second volets de cette nouvelle saga couvrant, dans sa totalité, près de vingt-cinq ans d’histoire.
Le premier tome de Rusty Brown porte le numéro 16 au catalogue de l’Acme Novelty Library. Chose significative pour son auteur, il résulte d’une démarche d’autoédition [4], rompant ainsi avec l’éditeur Fantagraphics responsable des quinze précédentes livraisons. Connu sous le titre Rusty Brown, l’album au format à l’italienne rend pourtant ce nom à peine visible sur une couverture donnant la part belle aux diagrammes typiques de Ware.

The Acme Novelty Library n°16

Sept badges colorés, alignés verticalement à droite, figurent autant de têtes schématisées de personnages, reliées à divers lieux d’un établissement scolaire sis dans un paysage enneigé. Vers le bas de la couverture, un pavé de texte en caractères – comme souvent – à peu près illisibles présente le contenu de l’ouvrage d’une façon pompeuse et ironique, annonçant rien de moins qu’une « expérience de narration pictogrammatique par accrétion glaciaire » [5] ! La quatrième de couverture laisse voir quatre boutons de couleur reliés à un immeuble d’habitation, de quatre étages cette fois. Malgré le caractère en apparence « enfantin » des badges et de l’image d’ensemble reflétée par cette couverture, cette présentation renvoie à un contenu plutôt rebutant pour la première tête blonde qui se serait égarée là par hasard… Il faut dire que ce graphisme assimilable globalement à un univers « caricatural » et comportant des références souvent appuyées au monde de l’enfance, est une constante de l’art de Ware, qui joue de cet écart entre la perception de surface de son œuvre et ce que sa traversée provoque comme émotions chez un lecteur bien entendu adulte.

L’ouvrage s’ouvre sur deux pages de « mise en scène » [6] cartographiée présentant l’univers domestique de Rusty Brown. Les trois pages suivantes livrent une narration à caractère poétique sur le thème des flocons de neige, inscrite sur un environnement lui-même floconneux rappelant une tempête de neige où l’on ne discerne qu’une dense grisaille neigeuse.

The Acme Novelty Library n°16

Cette introduction débouche non sur le récit lui-même mais sur une double-page imitant un générique télévisuel ou cinématographique vivement coloré. Les sept personnages de la saga y sont introduits : deux gamins d’une huitaine d’années, Rusty Brown et Chalky White, deux adolescents d’une douzaine d’années, Alice White et Jason Lint, et trois enseignants de l’école, Joanne Cole (institutrice des petits), Franklin Christenson Ware [7](professeur de dessin) et W. K. Woody Brown (professeur de littérature et père de Rusty). Cette entrée en matière emphatique suggère que l’histoire ainsi introduite va connaître un développement considérable. Elle invite aussi à porter grande attention aux pistes et indices qu’elle met en place (Jimmy Corrigan nous en a appris beaucoup à cet égard…). En tournant cette double-page, l’histoire commence, tandis qu’un flocon de neige, virevoltant sur lui-même, s’évanouit petit à petit sur le cadre extérieur d’une fenêtre. Et c’est là que saute aux yeux la caractéristique la plus étonnante de cet album : la forme chorale de son récit.

œuvre chorale


Forme chorale d’abord, sur le plan matériel, parce que la narration déroule de façon concomitante deux récits distincts, le premier occupant les cinq sixièmes supérieurs de la page, tandis que le second, à peine lisible [8], remplit le sixième inférieur. Dans le contexte d’une temporalité grosso modo équivalente, le récit du haut s’ouvre progressivement sur la maison, puis la chambre de Rusty Brown, au lever du jour, alors que celui du bas, introduit suivant le même processus le moment du réveil de Chalky. Avec une lenteur proprement envoûtante, l’album développera son histoire tout au long de ces deux bandes qui, en dépit de quelques différences graphiques, forment un tout homogène. En ce matin d’hiver de 1975, c’est la rentrée dans la petite agglomération d’Omaha, dans le Nebraska, et les personnages convergent tous vers un même endroit, l’école, site privilégié de l’intrigue des deux premiers volets de la saga.
Forme chorale également, parce que le point de vue de la narration varie, glissant de personnage en personnage sans presque que cela soit perceptible. D’une relation omnisciente, exclusivement picturale, on passe à des formes plus impliquées de narration, centrées sur le discours de certains personnages. Pour Rusty et son père, Woody Brown, des bulles-pensées traduisent une poussée dérangeante de fantasmes et d’inquiétudes, tandis que pour Alice ou F. C. Ware, un monologue intérieur au ton de confidence surgit apposé sur les images. En réalité, ce sont les parcours à travers les lieux et la manière dont ils influent sur les personnages qui façonnent le récit. Le lecteur n’a pas la sensation d’une histoire déjà construite qu’il ne lui resterait plus qu’à déplier sous son regard. C’est plutôt le caractère transitif d’un récit naissant de ce parcours qui s’impose à lui, telle une musique improvisée. La méthode de travail intuitive de Ware trouve dans cette œuvre une remarquable expression. D’où cette pluralité de personnages et le refus, d’une certaine façon, d’assumer trop péremptoirement l’intitulé « Rusty Brown » qui aurait consacré la dominante d’un personnage sans doute pas aussi principal qu’il y paraît.
L’analogie avec le dispositif choral est d’autant loin d’être arbitraire que les enchevêtrements narratifs font percevoir, au premier degré de la lecture, une composition d’une grande musicalité. Ainsi, les registres haut et bas de la planche jouent le rôle d’une partition sur laquelle sont posées les cases, comme autant de motifs rythmiques et mélodiques faisant interagir deux portées. On parlerait aussi volontiers de forme chorale pour ce qui s’entend du mélange raffiné de voix de cette polyphonie (chez un Monteverdi, par exemple) ou, à d’autres moments, du staccato [9]. de ses réseaux contrapunctiques (comme chez Bach, bien entendu). En évitant de déflorer un récit qui se goûte sans la moindre réserve, on peut quand même indiquer que les « pistes » du haut et du bas vont s’entrecroiser dans des moments de « synchronicité » d’une grande beauté formelle et émotionnelle. L’art de conteur de Ware a encore trouvé ici une expression idéale pour son propos, ne laissant pas en reste la composition des images. La double armature de la planche produit des jeux de résonances et d’échos dans le nombre et le format des vignettes, de même que dans leur structuration interne (étagement des plans dans la profondeur, décadrages recherchés, réitération de vues…). Tous ces éléments de construction rendent le lecteur à tout moment curieux de ce qu’il va y découvrir et impriment au récit le rythme tempéré d’une marche d’exploration. Cette longue circulation dans les lieux caractéristiques de l’école, allant de proche en loin autour des personnages, repose sur des variations de focalisation rarement explorées avec une telle rigueur narrative dans une bande dessinée. La distinction de l’écriture graphique de Ware est servie à merveille par le raffinement de cette histoire. Les thèmes de la solitude, de l’incompréhension et de l’enfermement à l’intérieur de soi se trouvent amplifiés par ces deux registres et tirent profit de cette savante démultiplication d’images et de mots.

une petite madeleine


C’est sous le titre « Scenes of Early Childhood » [10] qu’est placé le second volet de Rusty Brown et 17e volume de l’Acme Novelty Library [11].

The Acme Noveltry Library n°17

La même histoire suit son cours, dans le prolongement du volume précédent, à la différence qu’il n’y a plus dans ce cas-ci de double structure narrative. Les gardes d’ouverture de l’album offrent, personnage par personnage, un résumé de l’épisode antérieur. Elles sont suivies d’une page de titre mimant l’allure vieillotte des livres pour enfants des années cinquante, comme le fait une couverture à l’aspect plutôt rebutant. Sur son 4e rabat un petit collant sert un « avertissement » bien dans le ton de l’ironie de Ware : « Cette publication n’est pas aussi intéressante que l’était la précédente ! » On laissera le lecteur juger par lui-même… en notant toutefois que l’abandon des deux registres narratifs en affaiblit certainement la portée. Bien que le récit raccorde sur Rusty, c’est à ses rapports de plus en plus nébuleux avec Chalky et, plus loin, aux pérégrinations mélancoliques d’Alice à travers l’école qu’il va consacrer la plus grande part de ses pages ; ce qui ne l’empêche pas toutefois de s’attarder sur une ineffable classe de dessin du professeur Ware,

The Acme Novelty Library n°16

avant de s’achever sur la figure esseulée de Mr Brown, quittant l’école sous la persistance d’une fine chute de neige.
On a évoqué plus tôt la métaphore des flocons de neige introduisant le volet précédent, mais puisqu’elle fait aussi retour en début de cette suite, elle mérite sans doute d’être fouillée. Une petite phrase introductive de l’album met la puce à l’oreille quant à l’interprétation qu’on pourrait en donner. L’auteur y écrit : « Et maintenant, si vous voulez bien sauter par-dessus la page titre, nous allons agiter notre globe, et commencer. » Ce globe peut à l’évidence référer à l’Univers terrestre que l’Auteur tout-puissant tient entre ses mains et qu’il s’apprête à animer d’un geste de la main… mais il peut aussi bien renvoyer au fameux globe de verre tombant des mains d’un Kane mourant, laissant aussi échapper le non moins fameux « Rosebud » dans le film Citizen Kane d’Orson Welles (États-Unis, 1941). Emblématique de tout le film, cette boule de verre, on s’en souvient, renferme un minuscule tableau hivernal évoquant le décor enneigé dans le cadre duquel le petit Kane va pour toujours quitter sa famille… et son enfance. C’est, bien sûr, la présence d’une neige tombante qui est responsable de cette analogie et de cette évocation. Or, il n’a échappé à personne que ce retour en arrière jouait, dans ce film, un rôle semblable à la petite madeleine de Proust, en tant que moteur d’une machine à explorer le temps. En ce sens, tout Rusty Brown apparaît tel un prétexte à un retour sur le monde l’enfance, non pas dans l’optique d’un « voyage sentimental » (but avoué dans Citizen Kane), mais comme une revisitation de l’univers de la mémoire et des souvenirs. Par sa nature inaugurale et parce qu’il est au fondement d’une configuration mentale persistant toute la vie, le temps de l’enfance demeure une période clé pour l’exploration des modes de fonctionnement de la pensée et de la conscience. Le clin d’œil à Welles sert donc ici plus à distinguer les deux démarches qu’à les assimiler l’une à l’autre. Ware étant américain comme Welles, la pertinence de l’évocation et la richesse narrative de ce film ont dû certainement attirer son attention et le toucher. Mais la prise en compte des particularités de son moyen d’expression l’a sans doute poussé à sonder davantage le fonctionnement de ces univers mentaux que leur contenu.

Pour Chris Ware, la bande dessinée détient un pouvoir spécifique au regard de la mémoire. Il vaut la peine de citer longuement la manière dont il s’ouvrait de cette conviction, en 2003, à Benoît Peeters : « (…) c’est la représentation sur papier la plus fidèle à la pensée et à la mémoire. Plus qu’aucun autre support, la bande dessinée a affaire avec la mémoire. Quand on dessine un strip, on dessine les choses comme on se les rappelle plutôt que comme on les voit. On dessine les objets de mémoire, on en donne une version idéalisée au lieu de les montrer tels qu’ils se présentent sous nos yeux. Et donc quand on lit une bande dessinée, il y a des souvenirs et des histoires personnelles qui affleurent et qui se mêlent à la page en même temps qu’on la regarde. Il y a une espèce d’alchimie qui fait que tout se produit à la fois sous nos yeux et dans notre esprit. C’est vraiment bizarre, je crois qu’il n’existe rien de tel ailleurs… » [12]. Il reconnaît clairement ici à la bande dessinée des vertus introspectives qu’on lui a toujours refusées, et dont il se fait fort depuis les débuts de son œuvre d’être l’un des plus ardents et persévérants prospecteurs. Parce qu’elle enchevêtre les pouvoirs de la lecture et de la visualisation, elle ouvre la voie à des formes uniques de mentalisation, dont les souvenirs offrent un terrain d’exploration privilégié. La « figurabilité » dont parlait Freud paraît trouver sa manifestation rêvée avec la bande dessinée. Si la remontée dans l’enfance opère, dans Rusty Brown, sur un mode fictionnel, elle n’est pas moins étayée par des éléments relevant de souvenirs de l’auteur. Il en va ainsi de l’attachement de Rusty et de Chalky à des personnages de super-héros, comme du fait de vivre avec une grand-mère, loin de la mère, dans le cas d’Alice et Chalky, situations qui concordent avec des événements de la vie de Ware. Cela doit aussi être le cas de l’incroyable assise documentaire accordée à l’école au centre du récit, comme à son voisinage de petite ville de province. On en veut d’ailleurs pour preuve l’affirmation de Ware selon laquelle la voie d’accès la plus sûre et la plus sensible à ses propres souvenirs résulte de l’exploration mentale d’un lieu connu dans le passé. Ainsi, il se dit encore capable de déambuler mentalement dans la maison de sa grand-mère qu’il a longtemps fréquentée pendant son enfance [13]. Cela rappelle, par exemple, un film comme Le Miroir (1974) de Tarkovski, lui aussi tout imprégné de souvenirs de la petite enfance, et dont la narration procède de l’exploration lente et méthodique de lieux habités dans le passé. Mais là n’est pas le point le plus essentiel, car Ware ne s’intéresse pas outre mesure à la question (auto)biographique. En réalité, ce qui met en branle son imagination, c’est le mécanisme de l’univers intérieur, avec son affluence ininterrompue de pensées. Ce n’est pas au premier titre la question de l’intimité qui motive sa création mais celle de l’intériorité. Il n’est pas un écrivain de l’intime ou de l’autofiction. Ce sont des souvenirs profondément réinventés qui produisent le flux de conscience impersonnel mais très sensitif dans la mouvance duquel évoluent ses personnages.

raconter et montrer


En confrontant l’activité de création elle-même, le troisième et dernier
tome du cycle Rusty Brown se penche sur la double problématique du « raconter » et du « montrer » évoquée plus haut. L’un des thèmes centraux en est le besoin d’écrire de la fiction, comme refuge ou comme délivrance. Paru en 2008, chez Drawn & Quarterly, ce 19e volume de l’Acme Novelty Library reprend le format à l’italienne des deux premiers volets, sous une couverture passablement étrange, qui n’a pas le moindre rapport avec les deux précédentes. Une perception trompeuse laisse croire, à première vue, que la chronologie est rompue cette fois-ci, bien que le sommaire annonce une continuité avec le volet antérieur (numéro 17). L’entreprise narrative à laquelle se livre Ware, dans cet album, étant l’une des plus ambitieuses et complexes qu’il nous a été donné de lire, il n’est pas facile d’en saisir la cohérence d’entrée de jeu. La matière principale non titrée de l’ouvrage est qualifée de « novel » (roman), et répartie en trois « short stories » (nouvelles), dont deux titres seulement sont munis de guillemets, ce qui donne : « Les chiens d’aveugle de Mars », Jeunesse et mi-temps de la vie, et « Syzygy ». L’auteur des deux titres à guillemets est désigné comme W. K. Brown, tandis le reste de l’ouvrage relève de celui qui est appelé « your cartoonist » ! De plus, en référence à ces titres, le sommaire indique une pagination qui apparaît doublement problématique, d’abord parce que le livre n’en possède pas (comme d’habitude) et ensuite parce que le décompte des pages ne correspond pas avec ladite pagination. À la lecture, on comprend que Ware a ménagé un extraordinaire piège sur lequel il serait, à l’évidence, inopportun de lever le voile. On se contentera seulement de signaler l’exceptionnelle richesse de cette œuvre, pour en donner bien sûr le goût de la lecture.
Placée à l’enseigne de l’œuvre de Proust (un personnage est montré lisant À la recherche du temps perdu dès la cinquième page) et à celle de La Machine à explorer le temps d’H. G. Wells (qu’un autre personnage lit plus loin), l’histoire reprend bel et bien la saga Rusty Brown là où le récit avait été interrompu, mais pas exactement dans l’ordre et à l’endroit auquel le lecteur se serait attendu. D’autant que le Rusty dont il est question n’est plus le même. Comme c’était le cas dans Jimmy Corrigan, on a affaire à un autre membre de la « lignée » Brown, le papa et professeur de littérature, Woody, « rouquin » comme son fils, dont on apprend qu’il a écrit et publié des textes de science-fiction à une époque révolue de sa vie. Si elle prend place à la rentrée scolaire de l’hiver 1975, la chronologie fait aussi un bond en arrière d’une vingtaine d’années par rapport à ce point de référence, au temps où le jeune Woody entamait sa vingtaine. Dans les deux premiers épisodes, le professeur Brown montrait tous les signes d’un accès de mélancolie. Le présent épisode étale la pleine manifestation de cette crise de la quarantaine, dans ses aspects à la fois moraux et sexuels. Après avoir été attaqué en pleine classe dans son amour-propre et dans ses convictions par une remarque anodine mais pointue d’Alice White à propos du statut non-littéraire de la science-fiction, le professeur Brown s’immerge ce soir-là dans une rumination ténébreuse sur le temps passé. Il faut dire que l’arrivée dans sa classe d’Alice lui a fait plus forte impression qu’il ne veut le reconnaître. Seul à la maison, il se replonge dans la lecture de l’un de ses anciens textes de science-fiction et, à la faveur d’un lapsus lectionis – où le mot beast (bête) se confond sous ses yeux à breast (sein) –, il glisse et s’enfonce dans l’intensité troublante d’une rêverie ramenant à sa pensée le souvenir tout à la fois ardent et blessant de ses premiers ébats sexuels. C’est alors que, sous nos yeux, le passé et le présent, le vécu et le raconté, le lu et le vu, entrent en résonance et nous précipitent dans des zones encore peu explorées de la singularité imaginaire de la bande dessinée.
Sans rien divulguer de plus, voilà énoncée en peu de mots l’intrigue à travers laquelle Ware scrute, avec une justesse inouïe, la douloureuse infiltration du passé dans le présent. L’un des matériaux de base de cette œuvre est la lecture elle-même, et la façon dont elle se fait complice des assauts du souvenir à l’instant où l’on s’y attend le moins. Le lecteur s’y sent comme jamais embarqué dans un processus qui le soumet aux bouleversements d’une histoire dont il tisse lui-même nombre de liens pour ainsi dire inachevés, et livrés comme en pâture à son regard et à sa subjectivité. C’est donc aussi l’écriture, dans son mélange de conscience et de mémoire, de durée comprimée et extensible, qui constitue le noyau dur de cette introspection au cœur de la création. Les mots et les images y sont appelés à jauger leur expressivité propre. Et la puissante machine à explorer le temps inventée par Ware trouve dans cet épisode conclusif l’une de ses réalisations graphiques les plus extrêmes. La dimension des cases y fluctue à proportion du contenu émotionnel, fantasmatique ou mémoriel qu’elles véhiculent, à telle enseigne que les souvenirs les plus lointains et les plus profondément enchâssés dans la structure narrative peuvent y revêtir une incroyable petitesse, comme dans cette page qui en contient pas moins de 177 !

The Acme Novelty Library n°19

Cette façon d’intimer le lecteur à regarder ses images sous le verre grossissant répond à l’envie de lui faire éprouver la sensation du secret dérobé au contenu de ses cases, comme lorsqu’un enfant découvre avec ravissement tout un univers caché à l’intérieur d’un jeu d’optique ou d’un trou de serrure. Il faut reconnaître qu’il est encore exceptionnel qu’un auteur de bande dessinée plie à ce point son médium à son inventivité et à son besoin d’expression.

construire des histoires


L’album antérieur à celui dont on vient de parler et portant l’intitulé The Acme Novelty Library Number 18, est paru en 2007, aux éditions Drawn & Quarterly. De format semblable cette fois aux albums les plus courants, il offre une couverture sobre, sans illustration, et reliée demi-toile en deux teintes de gris. Ce ton plus austère que les précédents cadre bien avec son contenu. On y trouve rassemblées des planches parues dans des journaux et magazines américains sous l’appellation générale des « Building Stories ». Ware désigne ainsi une œuvre en cours, d’une ampleur considérable, dont The New York Times Magazine (pour ne mentionner que lui) a publié entre septembre 2005 et avril 2006 un remarquable ensemble de 29 planches, inaugurant ainsi ses « Funny Pages ». Comme le nom l’indique, il s’agit d’histoires prenant pour thème des immeubles. Plus précisément, et aussi curieux que cela puisse paraître, dans ces histoires le point de vue de la narration semble émaner des immeubles eux-mêmes (comme Georges Perec l’a fait en littérature avec La Vie mode d’emploi), ou encore simplement de ce qu’ils contiennent.

The Acme Novelty Library n°18


On les voit souvent en pleine page, dans des vues écorchées, de face ou selon les perspectives axonométriques chères à Ware, livrant au regard le mobilier et les accessoires de leurs habitants, tandis que sont relatés des faits banals de leur vie dans des textes posés directement sur les images. L’auteur de ses planches inusitées semble avoir ainsi trouvé une distance narrative idéale pour un propos qui vise à capturer dans le vif et l’arbitraire de l’existence ce qui échappe d’ordinaire à l’observation. La bande dessinée y joue le rôle d’un formidable concentrateur d’attention. Déjà, dans Rusty Brown, on avait pu sentir cette volonté d’incarner des lieux de vie de manière à ce que les secrets de leurs occupants ne soient livrés qu’à travers eux, et qu’ils paraissent même redevables d’eux. Souvent présentes dans son œuvre, les narrations impersonnelles trouvent de cette façon une forme d’omniscience ancrée dans une réalité issue de la fiction elle-même, et non pas simplement imposée du dehors par le biais de conventions narratives plus ou moins éculées.
Envisagée sous un autre angle, la traduction littérale de « Building Stories » à travers la forme progressive « construire des histoires », amène aussi à reconnaître la problématique de la création (picturale, littéraire, etc.) comme un aspect thématique essentiel du projet de Ware. Il revisite ainsi une idée déjà lointaine (présente dans un carnet de croquis de 1995) exprimée par Goethe en ces termes : « L’architecture est une musique figée. » [14]. À l’époque, il rapprochait cette citation de son travail sur Jimmy Corrigan, où l’organisation des planches présentait des assemblages rythmiques rappelant les procédés de l’architectonique. Combinant deux passions majeures – l’architecture et la musique –, la création de bandes dessinées s’assimile chez Ware à la construction de maisons, de loin une forme idéale de contenance (à rapprocher des images elles-mêmes qui sont comme des petits contenants de lecture), où la superposition des étages [15] évoque, comme un tympan médiéval à registres, le montage des strips, alors que le tracé des appartements et des pièces rappelle celui des cases. Cette puissante métaphore intervient dans le cycle Building Stories autant comme représentation par excellence de son art que comme emblème des histoires qu’il développe à travers lui. Comme on l’a suggéré, l’intime cohésion, la secrète parenté de ses histoires se manifeste de plus en plus par des rapprochements structurels ; de façon concrète, ce sont les formes, la stature et le volume intérieur des buildings qui motivent sa créativité et la thématique qu’elle draine avec elle. Aux yeux de Ware, les buildings offrent une matière à histoires aussi inattendue qu’inépuisable.

Dans les planches qui forment ce recueil, une protagoniste se dégage dès les pages de garde. Sur un fond noir, le fatras visuel d’un diagramme orienté dans tous les sens – comme une inconcevable déroute mentale – laisse voir une jeune femme allongée sur le côté, dans son lit, tête entre les mains. Au centre de ces deux pages, un gros bouton bicolore saute à la vue, contenant ces mots : « Je veux seulement m’endormir et ne plus jamais me réveiller ».

The Acme Novelty Library n°18

Autant le dire d’emblée, c’est au plus vif de cette réalité désespérée qu’est placé le contenu de cet album. À la toute fin, Ware lui mettra encore ce sombre propos en tête : « Je suis entièrement, à cent pour cent, effroyablement, seule. » La jeune femme de cette histoire n’est pas nommée. Il l’a voulu ainsi parce que le monde dans lequel elle évolue n’est que tristesse, banalité et nullité. Les rêves de création qu’elle entretient depuis la fin de son adolescence dans des classes de dessin ou de peinture, ne riment à rien. Pas plus d’ailleurs que ces ateliers d’écriture qui occupent inutilement sa pensée. À quoi servirait un nom, s’il ne peut être utile pour distinguer sa vie dans la grande masse des sans noms ? Elle est donc anonyme mais pas tout à fait semblable aux autres femmes de son âge : il lui manque la moitié inférieure de la jambe droite – et l’on ne saura jamais pourquoi. Rien en somme qui pourrait améliorer un sort déjà peu enviable. Cet anonymat, d’abord un peu déconcertant, lui convient plutôt bien à la longue, parce qu’il permet de garder à son égard la réserve de l’observateur également anonyme, tout en se glissant sans trop de difficulté dans ses pensées. Il n’y a pas de voyeurisme excessif ici, pas plus que de dolorisme larmoyant. Ni non plus de psychologisme. Les choses sont ce qu’elles sont, impénétrables et sans transparence. Les buildings ne sauraient montrer de compréhension ou de jugement vis-à-vis de leurs occupants. Cette jeune femme infirme habite le troisième étage d’un immeuble modeste mais bien dessiné en façade, où elle vit seule. L’album expose des moments de sa quotidienneté malheureuse et mélancolique, à travers divers épisodes de son présent et de son passé.

The Acme Novelty Library n°19

Les constructions de planches y sont souvent d’une vraie splendeur, sans que cela soit toujours perceptible au premier coup d’œil. Parfois, elles vont jusqu’à épouser les moindres circonvolutions d’une pensée fascinée, obsédée même par la manifestation de son propre épanchement. Tout cela est d’une remarquable intensité.
Ware ne cherche plus à donner à son œuvre d’autre unité que la variété des compositions qu’elle explore. C’est, peut-on croire, à la fragmentation et à la discontinuité des formes de la vie qu’il entend consacrer le meilleur de son art. Sous le registre du témoignage indirect, interposé. Un art à la mesure de la sensation dominante du désordre du monde. Mais traversé d’un humanisme de proximité toujours empreint de compassion. Et sans le moindre cynisme. Ce que pourrait à lui seul résumer ce propos, comme une évocation toute simple de la magie de ses bandes dessinées : « Il y a quelque chose de tellement plus humain à simplement regarder à travers un tout petit trou dans une toute petite boîte et à voir défiler tout un petit monde. « Entretien avec Chris Ware », déjà cité. »

(janvier 2010)

les livres de Chris Ware.

[1] Dans la série « Comix », pour Arte et l’INA, et diffusé pour la première fois à la télévision en janvier 2005.

[2] L’album Quimby the Mouse est paru la même année, en anglais (Fantagraphics) et en français (L’Association). En juin 2009, Ware a repris ce personnage… en dessin animé, pour la série This American Life (animation : John Kuramoto ; musique : Andrew Bird)

[3] « Entretien avec Chris Ware », dans Chris Ware. La bande dessinée réinventée, Jacques Samson et Benoît Peeters, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2010.

[4] Information livrée vers la fin du volume dans une planche intitulée The Acme Novelty Library, mettant en scène Chris et Marnie Ware, en compagnie de leur jeune bébé, Clara, tous représentés en effigies minimalistes, dans une saynète livrant les états d’âme du nouveau papa et… les mentions légales de l’ouvrage.

[5] «  A Glacially-Accreting Pictogrammatic Narrative Experiment ».

[6] En français dans le texte.

[7] Ce personnage possède le nom véritable et les traits de Chris Ware, son créateur !

[8] Il ne s’agit pas là d’une métaphore, hélas, la lecture des bulles requérant souvent l’aide d’une loupe…

[9] Sur une page des carnets de dessins de Ware du temps de Quimby the Mouse (1990) on relève cette qualification étonnante de la bande dessinée : « (…) the staccato medium of the comic strip » (The Acme Novelty Datebook, vol. 1, p. 52)

[10] « Tableaux de la petite enfance ».

[11] Qui en annonce ici 52 !? L’album est paru en 2006, à Montréal, chez Drawn & Quarterly, comme les suivants.

[12] « Entretien avec Chris Ware », déjà cité.

[13] Maison dont témoigne magnifiquement le récit « Ce matin » repris dans Quimby the Mouse, L’Association, 2003.

[14The Acme Novelty Datebook, vol. 1, p. 190.

[15] En anglais, le mot story signifie « histoire », dans un sens général, mais aussi « étage » (également orthographié storey).